Tout était arrangé. En cette fin d’été 1969, le Santos de Pelé devait affronter le Partizan lors de sa tournée yougoslave. Le 15 septembre, c’est finalement à Kragujevac, alors fraîchement promu dans l’élite, que les Brésiliens débarquent.
Dans les années 1960 et 1970, Santos, double champion du monde, organisait des tournées dans le monde entier. Le célèbre club brésilien était considéré comme la plus grande attraction footballistique de la planète. Dans ses rangs, aux côtés de Pelé, on trouvait sept autres membres de la Seleção : Gilmar, Carlos Alberto, Clodoaldo, Joel Camargo, Djalma Dias, Rildo et Edu. En 1969, ces enchanteurs, premiers véritables prosélytes d’un football romantique, étaient envoyés dans nos contrées. Quatre matches étaient au programme en Yougoslavie contre le Dinamo à Zagreb, l’Etoile rouge et le Partizan à Belgrade et le Željezničar à Sarajevo. Santos disputera sa première rencontre face à l’Etoile rouge au Marakana (3-3). Trois jours plus tôt, il s’était toutefois produit un événement de nature à modifier les plans du géant brésilien. Le 7 septembre, dans le cadre de la troisième journée de Division 1 (D1), le Radnički Kragujevac[1], frais émoulu au plus haut niveau, se rendait au Humska[2]. C’était un match en soirée, le premier que les Kragujevacois jouaient sous des projecteurs. On annonçait du spectacle et il y en a eu. Avec, à la baguette, la bande de gamins du Čika-Dača[3].
L’un des plus importants groupes de supporters de Yougoslavie est apparu à ce moment-là. Une poignée de garçons qui aimaient leur ville et suivaient le Radnički sur tous les terrains. « Vos chants sur la Lepenica[4] sont à la hauteur de sa taille », attaquait le public belgradois. « Elle est plus grande que votre Danube », répliquaient immédiatement les fiers et orgueilleux Kragujevacois. En effet, pour beaucoup, Kragujevac est la première ville de Serbie. La première capitale de l’Etat serbe moderne[5]. Kragujevac, c’est le premier lycée, la première école supérieure, précurseur de l’université de Belgrade, le premier tribunal, le premier théâtre, le premier journal – Novine srbske -, la première pharmacie, la première galerie de peintures, le premier musée, la première bibliothèque de Serbie… Il ne lui manquait plus que cette D1, l’élite du football. Vainqueur du championnat de l’Est, le Radnički a dû franchir deux barrages, à l’été 1969, et battre le Sutjeska Nikšić puis le FK Crvenka pour se joindre aux pensionnaires de D1. Une euphorie inoubliable ! Après les grandes victoires, la moitié de la ville prenait l’habitude de se retrouver devant le café situé sous un grand noyer, à l’emplacement de l’actuel centre commercial. A cette époque, Kragujevac comptait environ quatre-vingt mille habitants, le stade trente-cinq mille spectateurs et les onze maillots rouges, uniquement des enfants du coin… « Toute la ville était en fusion lorsque nous sommes montés en D1. Les gens descendaient dans la rue pour nous saluer. Il y a eu une atmosphère exceptionnelle toute la saison. Le premier match de D1 que nous avons joué à Kragujevac, c’était contre le Hajduk Split », raconte, avec un brin de tristesse et de mélancolie dans la voix au souvenir de cette belle et lointaine époque, Sava Paunović, premier buteur de cette équipe et légende vivante dont le nom – « Docteur Sava » – apparaissait sur la banderole des supporters. « Nous avons perdu 1-3. Nous, tous des enfants de dix-neuf, vingt ans et en face, Holcer, Nadoveza, Pavlica, Jerković, Buljan, Mužinić… J’ai marqué notre seul but, le premier du Radnički en D1. Est ensuite arrivée cette fameuse confrontation avec le Partizan. »
Le 7 septembre, à Belgrade, le Radnički dispute l’un des meilleurs matches de son histoire. Il créé la sensation en s’imposant 4-1. La légende veut que la délégation de Santos fût déjà présente à Belgrade et que Pelé eût regardé le match depuis les loges du stade. Ce soir-là, il aurait déclaré : « Non, nous ne jouerons pas contre le Partizan. Nous jouerons contre l’équipe d’en face. » Cette légende m’a été personnellement relaté par Milenko Marjanović, ancien président du Radnički, alors jeune et prometteur économiste à l’UTP Dubrovnik qui encadrait le déplacement des supporters : « Nenad Bjeković est passé à côté de nos joueurs et a demandé d’un air hautain : ‘mais il est où, ce Kragujevac ?’ Les jeunes lui ont calmement répondu : ‘On te le dira après le match. Après, une fois que tout aura été réglé sur le terrain, tu n’auras plus à le demander.’ »
Le Partizan terminera cette saison-là à la deuxième place derrière l’Etoile rouge. Il possédait des joueurs tels qu’Ivan Ćurković, Vladica Kovačević, Blagoje Paunović… « En réalité, peu importait contre qui nous jouions. Ça pouvait bien être le Partizan, l’Etoile rouge, Santos… On jouait au football pour se faire plaisir. L’équipe était jeune, pleine d’enthousiasme… Nous voulions gagner à chaque fois. Avant ce match à Belgrade, je me souviens seulement qu’on nous a dit de ne pas regarder les projecteurs », se rappelle Sava Paunović, dans un sourire.
Les supporters du Radnički se souviennent particulièrement bien de leur fameux coup au Humska et se réjouissent du fait que Belgrade ait assisté à sa première animation avec des fumigènes grâce à eux. C’est à peu près à cette période qu’on leur a attribué le surnom de « Diables rouges ». Dans les comptes-rendus de journaux, la comparaison avec les plus fervents fans de Manchester United revenait de plus en plus souvent. Ogledalce, Nune, l’Américain, le plus jeune, Laze ou encore le Chinois faisaient partie des supporters les plus en vue. Une légende urbaine raconte qu’un jour, Nune a emmené sa petite amie de l’époque au Čika-Dača et lui a dit : « Tu vois, ça, c’est mon premier et mon plus grand amour. Tu es le deuxième. » Il l’a demandée en mariage au stade et elle a accepté. Il se disait que même lors de la fête patronale de leur famille, les supporters les plus mordus se levaient de table, quittaient la maison, assistaient au match puis revenaient parmi leurs invités. Et le stade était toujours plein. Voilà pourquoi le Radnički était un géant !
Un match arrangé ?
Les gens n’ont appris la venue de Santos à Kragujevac que la veille ou l’avant-veille du match. C’était un dimanche, le Radnički rendait visite à son homonyme de Niš en championnat et s’était incliné. Le lendemain, l’attendait ce duel avec les redoutables Brésiliens qui arrivaient de Zagreb, où ils avaient affronté le Dinamo (1-1). Pour l’occasion, quatre joueurs de Niš renforçaient le Radnički : le gardien Miodrag Knežević, Ljubiša Rajković, Ilija Dimoski et Vitomir Dimitrijević.
Comme d’habitude, un millier de supporters s’étaient rassemblés sur la place centrale de la ville, près de la croix, avant de gagner le Čika-Dača en chantant. D’autres s’y joignaient en chemin. Des rivières humaines convergeaient vers le stade. Cela se passait toujours ainsi durant cet âge d’or. Malheureusement, ce 15 septembre, rien n’était fait pour donner un spectacle tel que les Kragujevacois en avaient offert face au Hajduk. Il pleuvait à verse. Par ailleurs, la télévision avait décidé de retransmettre en direct un événement sportif pour la première fois dans la région. C’est pourquoi nous pouvons expliquer aujourd’hui, avec suffisamment de recul, des chiffres d’affluence divergents, entre ceux qui affirment qu’il y avait, en tout et pour tout, quatre mille supporters et ceux qui étaient au match et ont vu quarante mille personnes. Chose amusante : à Kragujevac, il n’y a pas une seule personne qui ne sait pas que ce match contre Santos a existé. J’en suis intimement convaincu. D’ailleurs, tout le monde était au stade ce jour-là, tout le monde se souvient de la pluie, chacun en rajoutant un peu… « Bah oui, comment ne pas le savoir. Il me semble qu’ils nous ont battus quelque chose comme… 11-1. Oui, c’est bien ça », marmonne ainsi Beli, le serveur de l’hôtel Šumarica au Gornji Park tandis que des clients à leur table le regardent, ahuris : « Quel 11-1 ? Qu’est-ce que tu racontes ? »
Il est probable que Beli était au match, mais il lui est seulement resté en mémoire le but de Pelé. Un but prodigieux, l’un de ceux que l’on ne voit qu’une fois dans sa vie, inscrit à la dernière minute pour le 4-4 final. Mais même un tel but n’en vaut pas plusieurs, contrairement au calcul de Beli… « Le meilleur, c’était Edu. Il nous a marqué trois buts. Pelé n’était pas particulièrement épatant. Čavka (Vlada Radivojević), ravi de voir que personne n’osait le prendre au marquage, s’en était alors occupé. Quand nous avons pris l’avantage 4-3, Pelé est parti depuis le centre, a dribblé tout le monde comme sur un plateau de jeu et a inscrit son but. » C’est ainsi que parlait Milenko Marjanović, lorsque j’étais attablé au Šumarica, ce que m’a confirmé Sava Paunović, l’un des acteurs de l’événement. « J’ai eu l’idée de célébrer régulièrement la commémoration de ce grand match, peut-être le plus grand qui n’ait jamais été joué à Kragujevac. Si nous avons tous vu ce match, nous n’en avons jamais eu une restitution complète. »
Le bruit courait que toute la tournée de Santos en Yougoslavie était arrangée de sorte que chaque rencontre s’achève sur un score de parité. Or, le Radnički a inscrit un quatrième but par mégarde, ce qui a alors déclenché la colère de Pelé. Cette version est seulement démentie par les hommes du Radnički qui rappellent qu’à ce moment-là, on entendait plutôt dire que les Brésiliens devaient s’acquitter d’une amende en cas de défaite.
Qu’importe, voici le compte-rendu du match paru dans Politika Ekspres dans son édition du 16 septembre : « Il s’en est fallu de peu pour que le double champion du monde essuyât sa première défaite dans sa tournée yougoslave. Pelé a sauvé l’honneur de Santos en égalisant à la dernière minute de la rencontre. Gloire parmi les gloires, Pelé, le roi du football, a exécuté sur une pelouse glissante des tours de son répertoire, tel un danseur de ballet sur les planches d’une scène. Pour Santos, les trois premiers buts d’Edu furent la conséquence de ses déroutantes manoeuvres et il s’est lui-même invité sur la liste des buteurs pour la quatrième réalisation. Le Radnički a égalisé (1-1) par un but du grand Nikolić. Edu, l’avant-centre de dix-neuf ans de Santos que l’on ne considère pas pour rien comme le successeur de Pelé, a contraint Knežević – au demeurant, très bon -, à aller chercher encore deux fois le ballon au fond de ses filets. C’est alors que le Radnički se mit à briller. Sava Paunović s’est d’abord vengé d’Edu avec un véritable missile (2-3), puis est entré en scène Slobodan Paunovski. Avec deux buts d’affilée, il a fait s’embraser le stade de fumigènes. Ce fut cependant de courte durée… A la 90ème minute, Pelé empêcha le triomphe des locaux. Rapide comme l’éclair, il s’est enfoncé dans la surface de réparation du Radnički avant d’entrer quasiment dans le but avec le ballon. Le Radnički a, une nouvelle fois, célébré un grand succès. Après une malheureuse défaite contre leurs homonymes de Niš, les Kragujevacois ont privé leur public de la plus grande sensation de l’automne : une victoire sur l’ancien champion du monde. Ils ont cependant offert à leurs invités une forte résistance et leur ont aussi montré que, sur certaines phases, on était capable de proposer du football d’un bon niveau technique à Kragujevac. Au même titre que Pelé et Edu, Vladeta Žabarac, vif ailier du Radnički et redoutable dribbleur, a réalisé un grand match. Il est regrettable que la pluie ait gêné le spectacle. La balle, fuyante, était difficile à contrôler. Elle a terni la splendeur de Gilmar, un géant parmi les gardiens. Il gardera un souvenir amer de Kragujevac. Le Radnički peut s’enorgueillir que ce match soit écrit en lettres d’or dans sa déjà très glorieuse histoire. »
Un bref âge d’or
Un détail, encore : dans le compte-rendu du Politika Ekspres, il est écrit qu’il y avait six mille spectateurs au Čika-Dača ce lundi 15 septembre 1969. Aux dires, plus réalistes, des Diables rouges, ce chiffre est sous-évalué. Il n’y avait, certes, pas plus de dix mille personnes, mais pas moins. Mais quel que fût leur nombre, cet après-midi-là, un reporter de la radio brésilienne a suscité quasiment la même curiosité que Pelé. Porté par une ardeur qui ne se rencontre qu’au pays de la samba, gelé et trempé pendant presque trois heures, il babillait en ne cessant de longer la ligne de sortie de but. On dit qu’il s’est attelé à cette tâche une demi-heure avant le match et qu’il a arrêté longtemps après le retour des joueurs aux vestiaires…
A cette époque, Kragujevac vibrait pour le football. Et cette passion a duré… Elle a duré jusqu’au milieu des années 1970 où, pour la deuxième fois en peu de temps, le Radnički n’a pas échappé à la relégation. S’en est suivie une traversée du désert de deux décennies. Le football ne provoquera un engouement semblable à celui des années 1960 qu’en 1998, à la faveur d’un barrage. Le Čika-Dača était à nouveau bondé alors même que ne venait que le modeste Čukarički.[6]
Seul le centre-ville, qui a quelque peu conservé la patine et le charme des temps anciens, se souvient aujourd’hui de la génération dorée des footballeurs de Kragujevac. Tout le monde les connaît et les reconnaît car après eux, on n’a plus vu de football. De la même façon qu’on se souvient de la venue de Tito, du café Balkan où les lycéens pouvaient rejoindre les ouvriers en bleus de travail – comme le disait le poète et peintre local Jovan Gligorijević, les clients du Balkan se sont toujours intéressés à des choses plus subtiles que l’école buissonnière et le mouchardage -, du premier match de basket avec un ballon en cuir au Gornji Park, de l’arrivée des Français ou de l’éternel vainqueur de la course de motos Arčan Alojz dit « le Slovène », Kragujevac se souvient également comment Žabarac a fait tourner en bourrique le Brésilien Turcao lors de ce match contre Santos, des deux buts de Slobodan Stojović face au Partizan – il s’était rendu à Belgrade avec un jeans déchiré sans du tout savoir que c’était la nouvelle mode -, de la Fiat Coupé 850 de Make, avec son volant en bois et ses sièges en cuir, alors uniques dans toute la Yougoslavie. Slobodan Paunovski Make, le George Best de la Šumadija.
Un conte de fée à Kragujevac… Est-ce que tout cela a jamais existé ?
Predrag Dučić (Traduction : Guillaume Balout)
Mozzart Sport, 15 septembre 2015
Image à la une : © mozzartsport.com
[1] Il est aujourd’hui connu sous le nom de « Radnički 1923 ».
[2] C’est l’adresse du stade du Partizan à Belgrade, employée par métonymie pour désigner cette enceinte ou le siège du club.
[3] C’est le stade du Radnički 1923. Il fait référence au surnom attribué à Danilo Stojanović, fondateur du Šumadija 1903, premier club de football de Serbie. (Le Bácska SAC, apparu en 1901 dans l’actuelle Subotica, se trouvait alors en territoire austro-hongrois.)
[4] C’est la petite rivière, affluent de la Morava, qui traverse Kragujevac.
[5] Après la deuxième insurrection serbe contre l’Empire ottoman, Kragujevac devient la capitale de la principauté de Serbie entre 1818 et 1841.
[6] Le club remporte cette double confrontation avec les Belgradois aux tirs au but (0-1, 1-0) et accède ainsi à la D1. Il y reste jusqu’en 2002. Rebaptisé « Radnički 1923 » en 2010 après sa fusion avec le Šumadija 1903, il fréquente l’élite serbe de 2011 à 2015. Il évolue actuellement en D2.