Une « guerre », tout le monde sait ce que c’est. Quand on y ajoute l’adjectif qualificatif « sainte », cela prend une autre importance. En Pologne, la « guerre sainte » (Święta wojna) fait référence aux confrontations entre les deux principaux clubs de Cracovie, le Wisla et le Cracovia. Une rivalité encore vivace et qui n’a pas été mise sous le boisseau durant le second conflit mondial.
« À Prague, par exemple, d’énormes affiches rouges ont été placardées, annonçant qu’aujourd’hui sept Tchèques avaient été abattus. Je me suis dit : si je voulais placarder des affiches à chaque fois que sept Polonais étaient tués, les forêts de toute la Pologne ne suffiraient pas à les imprimer. »C’est ainsi que s’exprime le gouverneur général du régime nazi en Pologne, Hans Frank. Tout juste arrivé dans la ville le 7 septembre 1940au soir, il recrute plusieurs architectes, cuisiniers et autres gardes afin de faire du château du Wawel sa demeure personnelle et le quartier général de ses hommes. L’emblème de Cracovie domine toute la ville. De là, rien ne peut échapper à l’homme qui va être l’un des principaux instigateurs de la solution finale.
Depuis le Wawel, il n’est qu’à quelques centaines de mètres des stades du Cracovia, du Wisła, du Garbarnia mais aussi non loin du stade hébergeant le Podgórze Kraków, qui jouxtera le Guetto de Cracovie lors de sa création. Les clubs juifs voient tous leurs biens liquidés sans attendre, alors que les autres sont priés de quelque peu laisser les clefs de l’enceinte et de remettre un certain nombre d’objets aux autorités allemandes. Des tables, chaises, tableaux, meubles mais aussi des maillots, crampons et tout l’équipement nécessaire à un joueur de football digne de ce nom. Début 1940, le gouverneur général Hans Frank, par l’intermédiaire de ses agences gouvernementales, nomme Georg Niffka au poste de responsable de la réactivation du sport et plus particulièrement du football dans la ville de Cracovie.
Championnat sous surveillance
Dans un premier temps, il est question de rénover le stade du Cracovia, victime des bombardements de l’armée allemande. Ce stade a pour but d’être utilisé par la Wehrmacht afin d’entretenir la condition physique de ses hommes, qui s’adonnent principalement à la gymnastique et à l’athlétisme. En plus de cela, plusieurs clubs exclusivement composés d’Allemands voient le jour à Cracovie et dans les autres grandes villes de la Pologne. Fait rare : les Polonais ne se mélangent que peu à l’envahisseur, même lorsqu’il est question de rénover les enceintes sportives de la ville, les sociétés polonaises déclinent les offres, forçant les nazis à réquisitionner des juifs ou des prisonniers pour accomplir la sale besogne.
Pendant que la ville est pillée, que le gouvernement en exil s’installe en Angleterre, que la faim et les exécutions sont presque monnaie courante, un championnat de football se forme à Cracovie dans la plus grande discrétion. Celui-ci se déroule dans le stade du Juvenia, situé de l’autre côté du parc Błonia. Juste avant le début de la guerre, la ville avait donné les clefs à Aleksander Wódka pour qu’il s’occupe des installations du Juvenia, qui comprennent un terrain de football, des courts de tennis et un café. Aleksander Wódka réussit lors de l’hiver 1939 à négocier l’organisation légale de matchs sur ses terres. Les autorités gardent toujours un œil à ce qu’il ce passe derrière les sapins qui entourent ces infrastructures. Lorsque Wódka est arbitre, il arrive qu’il soit malmené. Les Allemands ne lèvent pas le petit doigt, laissant à Aleksander de sortir son pistolet et de tirer en l’air. Les occupants n’interviennent pas non plus lorsque les supporters s’agressent au couteau.
Des derbys sous haute tension
Mais la tension atteint toujours son paroxysme lors des derbys, surtout quand ce sont les deux plus gros clubs de la ville qui se font face. Un de ces matchs, opposant le Cracovia au Wisła, voit l’équipe des rayés évoluer avec sa tenue traditionnelle alors que les joueurs du Wisła, dont le club est en manque cruel d’équipement, arrivent torse nu. Certains chanceux portent le short du club, mais d’autres sont en maillot de bain, voire en sous-vêtements. La victoire 3-0 du Wisła qui laisse à penser que la balance penche toujours un peu plus du côté de l’ouest du parc Błonia.
En 1942, un informateur fait capoter le derby de Cracovie. Très peu de matchs se tiennent lors de cette année-là, les Allemands – qui sont jusqu’à 50 000 dans l’ancienne capitale polonaise – ont les yeux et les oreilles partout et l’un d’entre eux leur fait parvenir une note racontant qu’un match de football clandestin aurait lieu d’ici quelques jours. Les arbitres et organisateurs de ce derby entre le Cracovia et le Wisła prennent alors la décision d’annuler ce match au sommet quelques jours avant la rencontre. Ce n’est que partie remise.
1943. Nous sommes le 12 septembre, dans le quartier de Kurdwanów, une masse de plusieurs milliers de spectateurs se forme afin d’assister à la « Guerre sainte » entre les deux clubs les plus puissants de Cracovie. Malgré le fait que ce stade, ou plutôt ce terrain de football, ne puisse accueillir plus de 1 000 spectateurs, ils sont plusieurs milliers à vouloir assister à ce match de gala organisé en l’honneur des quinze ans du Łagiewianka Kraków. Au-delà de la victoire des hommes de l’Etoile blanche (3-1), le fait principal du match est l’arrivée d’Amon Goeth, commandant du camp de Płaszów, montant son cheval et accompagné de ses hommes. Les supporters prennent peur, mais au bout d’un moment, voyant que l’officier est simplement venu voir ce qu’il se tramait et n’avait aucune hostilité envers cet évènement, la tension s’apaise.
Arbitre pris pour cible
Un mois plus tard, le 17 octobre, le derby le plus attendu du pays prend place sur le terrain du Garbarnia. Le stade disposant de somptueuses tribunes en bois enregistre ce jour-là une affluence historique, puisque pas moins de 10 000 fans des deux équipes se placent en tribune malgré l’illégalité de la chose. Il est 16h30 lorsque l’arbitre donne le coup d’envoi mais le match ne dure pas bien longtemps. À la suite d’une main commise dans sa surface par le milieu de terrain du Wisła, Tadeusz Waśko, l’arbitre désigne le point de pénalty. Cette décision provoque la colère de Mieczysław Gracz, qui frappe l’arbitre, tandis que Władysław Żak, l’entraîneur du Wisła, décide de quitter le terrain sans attendre la fin du match !
Les fans de l’Etoile blanche amassés en tribune envahissent le terrain facilement accessible et foncent droit vers l’arbitre. Certains supporters sont ivres, certains tout simplement fous de rage, l’arbitre est menacé de mort et d’autres insultes pleuvent sur le juge du match. Une bagarre éclate avec certains fans du Cracovia, ceux-ci n’étant pas prêts à laisser leurs rivaux mettre la pression à l’arbitre. Le match est arrêté et la bagarre se déplace alors du terrain jusqu’à la rue Ludwinowska, atteignant même la place du marché Podgórze, qui est pourtant située à plus de 300 mètres du stade. Cela ne pouvait pas échapper à l’attention des Allemands, mais d’une manière ou d’une autre, tous restent impassibles. La faute au commandant du district de Podgórze, l’Autrichien Mitschke, un ancien défenseur international qui, en apprenant la cause des émeutes, sourit et s’exclame : « Vous pouvez voir que les fans de sport sont les mêmes dans le monde entier. »
Le match est gagné sur tapis vert (3-0) par le Cracovia, et le Wisła écope d’une amende de 500 złoty. Władysław Żak, le capitaine d’équipe, est quant à lui totalement privé du droit d’exercer cette fonction pour avoir obligé l’équipe à quitter le terrain avant la fin du match. Mieczysław Gracz, enfin, est disqualifié à vie pour avoir donné un coup de pied à l’arbitre et avoir eu un comportement provocateur tout au long du match.
Ce derby est l’un des tout derniers sous l’occupation allemande. En 1944, deux autres sont organisés et le championnat clandestin de Cracovie suit son cours, un championnat que l’ancienne gloire du Cracovia Jożef Kałuża voit pour la dernière fois. Quelques semaines après les derniers matchs, le 11 novembre, Jożef quitte ce monde des suites d’une méningite. À son enterrement, plusieurs de ses anciens camarades sont présents. Parmi eux se trouve notamment Henryk Reyman, qui est toujours très activement recherché par les autorités allemandes.
Cet article correspond à un extrait de l’ouvrage L’histoire du football polonais (1886 – 1946), écrit par Kévin Sarlat et qui paraîtra prochainement aux éditions KDP.
Kévin Sarlat
Image à la Une : © NAC/HistoriaWisły