Dimanche 20 décembre 1992, le stade municipal de Banja Luka accueille son premier match international depuis la visite du Metalist Kharkov au Borac local, quatre ans plus tôt en Coupe des coupes. La rencontre est atypique : les quelque 2 000 spectateurs ne viennent pas encourager l’emblème du football bosno-serbe, mais célébrer la première apparition des sélections de la République serbe de Bosnie-Herzégovine (RS) et de la République serbe de Krajina (RSK). Les deux équipes, dépourvues de joueurs confirmés, ne réussissent pas à se départager (1-1). L’objectif, lui, est cependant atteint : avoir lancé le programme footballistique de projets politiques déjà compromis dans les massacres et les exactions du conflit civil yougoslave.

Depuis l’été 1991, l’Etat fédéral est entré dans la phase terminale de sa désintégration après les indépendances de la Slovénie, de la Croatie et de la Macédoine. En mars 1992, le mouvement s’amplifie avec celle de la Bosnie-Herzégovine. Les Serbes s’opposent à ce processus en Croatie, où ils représentent plus de 12% de la population, et en Bosnie-Herzégovine, où ce taux avoisine le tiers. Avec le soutien de l’armée yougoslave, dont l’état-major est presque exclusivement serbe, et la bénédiction des autorités de Belgrade, ils prennent les armes et s’organisent politiquement. Dès avril 1991, la RSK fait sécession et établit sa capitale à Knin, au nord de Split. Son territoire, discontinu, couvre la Banija, le Kordun et la Lika à l’ouest, ainsi que la Slavonie orientale, la Baranja et le Srem occidental à l’est. Cette nouvelle entité est imitée, un an plus tard, par la RS, dont l’autorité s’étend au nord et à l’est de la Bosnie-Herzégovine avec un gouvernement à Pale, en banlieue de Sarajevo.

Terrains guerriers

Le match de Banja Luka intervient trois jours après l’arrivée à la présidence de la RS du psychiatre Radovan Karadžić, ancien préparateur mental du FK Sarajevo et de l’Etoile rouge de Belgrade. L’initiative est heureuse au moment où aucune sélection nationale ne s’est encore formée sur le territoire bosnien, contrairement à la situation en Croatie. Six mois après l’exclusion de la Yougoslavie de l’Euro en Suède, les équipes nationales de RS et de RSK ne sont évidemment reconnues ni par la FIFA, ni par l’UEFA.

En quête de légitimité, la RSK créé un championnat à l’été 1992. Pour limiter les déplacements, une première étape, avec cinq groupes régionaux, a lieu avant un tournoi final entre les cinq vainqueurs. Le Banija Glina remporte l’épreuve en 1993, le Šparta Beli Monastir lui succède l’année suivante. Tantôt au front, tantôt au stade, les joueurs peinent à attirer un public nombreux, guère enthousiasmé par une compétition entre anciens clubs yougoslaves de seconde zone. L’historien britannique Richard Mills, auteur d’un travail de recherche à partir de la presse sportive bosno-serbe[1], signale même divers incidents, notamment des agressions d’arbitre et des bagarres générales. Le 2 juillet 1994, la finale de la coupe remportée par Kistanje face à Beli Monastir (3-1) est marquée par le discours enflammé de Milan Martić, président de la RSK. L’heure est à la remobilisation pour les sécessionnistes qui s’apprêtent à vivre une période tumultueuse après l’ouverture du front de Bihać et l’offensive de l’armée croate au printemps 1995. Le nouveau championnat commence en retard, ce qui privera le Dinara Knin du titre promis : au cœur de l’été, Zagreb reprend tous les territoires orientaux de la RSK, mettant ainsi fin à son existence éphémère.

En Bosnie-Herzégovine, la RS connaît un meilleur sort. A l’automne 1993, elle organise sa propre compétition avec plus de cent clubs, dont les répliques serbes du Željezničar et de Sarajevo, formations de l’élite yougoslave jusqu’en 1992. Avec son format à élimination directe, elle ressemble davantage à une coupe qu’à un championnat. En juin 1994, la finale oppose le Kozara Gradiška au Sloga Doboj à Banja Luka. Le général Ratko Mladić, occupé à assiéger Sarajevo, est attendu pour l’événement. Finalement, c’est le général Milan Gvero qui remet le trophée au Kozara (0-0, 7-6 aux tirs au but) devant 4 000 spectateurs. La deuxième édition est sérieusement perturbée par la situation militaire, à tel point que la double confrontation en finale entre le Borac Banja Luka et le Rudar Prijedor (3-2, 2-2) ne sera disputée qu’en décembre 1995 !

Les pudeurs de Belgrade

A l’été 1994, la RSK et la RS opèrent un nouveau rapprochement. L’idée est simple : une supercoupe entre les vainqueurs des coupes croato-serbe et bosno-serbe, en l’occurrence Kistanje et Gradiška. Selon Richard Mills, les deux Fédérations, portées par un esprit d’union, vont jusqu’à proposer à leur homologue de Yougoslavie de monter un tournoi à trois avec le vainqueur de sa coupe nationale. Belgrade, bannie des compétitions européennes depuis déjà deux ans, décline poliment l’invitation… L’attitude des Serbes de Yougoslavie envers leurs compatriotes de Croatie et de Bosnie-Herzégovine demeure ambigüe, entre soutien discret et prise de distance publique.

L’affaire du Borac Banja Luka illustre les malentendus et malaises serbo-serbes. Cinquième du dernier championnat fédéral à six républiques en 1991, le tenant du titre de la coupe Mitropa décide de rester en D1 yougoslave tout en inscrivant sa réserve en RS. Rebaptisé « Borac Belgrade » pour la circonstance, il doit migrer de ville en ville, trouvant un vague pied-à-terre à Bač en Voïvodine. Son exil s’achève piteusement trois saisons plus tard dans les tréfonds de la D2… Au-delà de l’échec sportif, son président se plaint du peu de soutien des dirigeants politiques de Pale. Andjelko Grahovac ne cache pas non plus sa déception envers ses hôtes serbes, fustigeant un arbitrage souvent défavorable au Borac. Son intégration au championnat de RS, à partir de 1995, s’effectue dans l’anonymat le plus complet.

A l’instar des Croates et des Bosniaques, les Serbes maintiennent leur compétition après les accords de paix de Dayton en décembre 1995. Ce n’est qu’en 2002 qu’une ligue bosnienne, réunissant Fédération croato-bosniaque et RS, se met en place, reléguant celle de la RS au statut de groupe de D2. La première édition reviendra aux Bosno-Serbes du Leotar Trebinje. Si elle n’est pas parvenue à devenir indépendante, la RS préserve toutefois sa sélection malgré l’émergence de celle de Bosnie-Herzégovine en 1993. Lassée de n’affronter que des clubs, la formation du sélectionneur Željko Buvač, adjoint de Jürgen Klopp à Liverpool, entend désormais disputer un match amical contre la Serbie. Jusqu’à présent, toutes ses tentatives ont échoué.

Guillaume Balout


Image à la une : © sportlive.ba

[1] Richard MILLS, « Fighters, footballers and nation builders : wartime football in the Serb-held territories of the former Yugoslavia » in Sport in society, Routledge, Londres, 2013, pp. 945-972

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