A moins d’un an de la Coupe du Monde, nous avons décidé de nous replonger dans l’histoire du football soviétique des différentes (quatorze, hors Russie) républiques socialistes soviétiques d’Union Soviétique avec quatorze semaines spéciales, toutes reprenant le même format. Nous poursuivons en ce début d’année avec la sixième: l’Estonie. Episode 28, le JK Tallinna Kalev, l’étincelle estonienne dans la grande URSS.
Si le sport, et plus particulièrement le football, est devenu un spectacle orienté business, il n’en reste pas moins un formidable vecteur d’unité, d’intégration et de cohésion. Si nous aimons le football, c’est bien évidemment pour les joies ou les peines qu’il nous procure. Il nous envoûte et nous réunit autour de ces émotions certes éphémères, mais bien réelles. Nous avons tous vibré à un moment donné pour les exploits de notre équipe nationale, du club de notre ville ou de notre quartier. Mais est-ce seulement cela ? N’existe-t-il pas, de manière consciente ou inconsciente, la sensation bien plus profonde d’appartenir à une histoire forgée sur des modèles sociaux ou culturels qui se sont bâtis au gré d’une histoire communautaire au point de devenir celle de chacun ?
Nul doute qu’il en fût et qu’il en va peut-être encore ainsi pour le JK Tallinna Kalev, qui a su écrire une des plus belles pages du sport en Estonie. Ce petit pays d’Europe du Nord au passé riche et tourmenté, car sans cesse bousculé et envahi par les grandes puissances européennes, s’est forgé une identité bien à lui que l’on retrouve dans son club emblématique. Le JK Tallinna Kalev puise ses racines dans ce passé trouble et dans les heures les plus sombres de l’histoire estonienne. C’est sans doute pourquoi les Estoniens y sont encore profondément attachés, même si sportivement, ce club n’est plus que l’ombre de lui-même. Mais pour bon nombre, il reste le symbole d’une Estonie combattante, fière de son indépendance, de sa culture, de ses valeurs et ô combien démocratique aujourd’hui.
L’union fait la force
A l’instar de beaucoup de clubs de grandes villes, le JK Tallinna Kalev est né de plusieurs fusions d’associations sportives différentes. Les clubs du quartier de Kalev, dans le Nord-est de la capitale, ont commencé à se rassembler en 1901 afin de s’offrir des installations de meilleure qualité.
Un peu plus tard, en 1909, le club des étudiants de Tallinn, le Jalgpalliselts Meteor (Football Union Meteor) entraîné par John Urchard, un marchand de lin anglais, joue son premier match officiel face au Merkuur Tallinn, qui est à l’époque le principal club du pays. Malgré la défaite 4-2, une identité commence à se dégager. L’équipe bénéficie en effet d’un capital sympathie important, mais sa force réside dans l’implication de ses jeunes joueurs. L’entraîneur anglais a l’intelligence de créer un groupe uni autour des mêmes valeurs et d’une cause commune. Ainsi, il commande, malgré un contexte économique compliqué, des tenues, maillot bleu et short blanc, que ses joueurs portent fièrement.
Fort de ses succès et voulant s’inscrire dans une logique pérenne d’expansion, l’équipe de Meteor rejoint l’Association Sportive Estonienne de Kalev. C’est ainsi qu’en 1911, le JK Tallinna Kalev voit le jour et dispute ses premiers matchs. Cette restructuration permet ainsi le développement d’un club important dans de bonnes conditions. Un des objectifs consiste à proposer une formation de qualité aux jeunes talents locaux. La réussite est quasi-immédiate. Lorsque le Meteor disparaît deux ans plus tard, ses principaux licenciés rejoignent Kalev pour bénéficier des meilleures infrastructures disponibles. Grimpant rapidement tous les échelons nationaux, le club devient au fil du temps l’un des premiers pourvoyeurs de joueurs pour l’équipe nationale.
Les amateurs de football du pays commencent alors à se passionner pour le derby de Tallinn. Les oppositions entre le JK Tallinna Kalev et son nouveau grand rival, le Sport Tallinn, sont des moments attendus dans la saison. La ville est scindée en deux les jours de matchs, et le stade de Kalev est comble à chaque fois. Les 3 000 places du plus grand stade de la ville se vendent en très peu de temps. C’est peu me direz-vous, mais réunir autant de spectateurs à l’échelle du pays et de la ville en ce début de XXème siècle est une chose tout simplement énorme.
Le JK Tallinna Kalev connaît une période faste dans la décennie suivante. L’équipe est sacrée championne d’Estonie en 1923 et 1930. Elle remporte également deux fois la coupe en 1926 et 1928. Elle est au cours de ces années régulièrement, pour ne pas dire systématiquement, sur le podium. Point d’orgue de la qualité du club, six de ses joueurs font partie du onze représentant l’Estonie aux Jeux Olympiques de Paris en 1924. Battue 1-0 par les Etats-Unis dès son entrée en compétition, la sélection estonienne signe là la seule et unique participation de son histoire dans un grand tournoi international.
La suite s’avère beaucoup plus compliquée, la Seconde Guerre mondiale passant par là. En 1940, comme le prévoyaient les clauses secrètes du pacte germano-soviétique, l’URSS annexe l’Estonie, qui devient la 15ème République Socialiste Soviétique. Refusant cette annexion, quelques 13 000 Estoniens sont déportés. Bien peu reviendront du goulag. Parmi eux, des joueurs du JKTK, tels que Voldemar Rõks, Eduard Eelma, Harald Kaarmaan et August Lass sont déportés et exécutés en 1941 par les services soviétiques en raison de leur patriotisme. Grande figure du football estonien que cet Eduard Eelma. Capitaine emblématique de Kalev et de la sélection estonienne, ayant entre autre participé aux JO de Paris en 1924, il est surtout jusqu’en 2005 le meilleur buteur de la sélection nationale avec ses 21 buts en 58 matchs.
En 1941, le « Pacte des dictateurs » rompu par les Nazis, l’Estonie est envahie par la Wermacht. En réaction aux atrocités des Soviétiques, l’occupation allemande est plutôt bien accueillie. Tout le monde connaît la suite de l’histoire. Défaite de Stalingrad, retour de l’URSS dans les Pays Baltes en 1944 et fuite d’une partie de la population en Finlande et en Suède. Une forte minorité russe s’installe alors, et modifie la configuration du pays pour bien longtemps, en occupant notamment tous les postes clés de l’économie et de l’agriculture. Malgré une forte résistance de ses habitants, l’Estonie devient une République Socialiste intégrée dans l’URSS d’une façon qui semble définitive au sortir de cet épouvantable conflit.
Une saga soviétique
Villes dévastées, économie au plus bas, population terrorisée et vivant sous le joug d’un nouvel occupant, l’histoire se répète. Il reste bien peu de place pour le sport et plus particulièrement pour le football dans tout cela. Et pourtant…
Dès 1945, un nouveau championnat façon soviet voit le jour. La République Socialiste d’Estonie n’a de République que le nom. Les clubs sont « relégués » dans une compétition régionale, comme pour tous ceux des autres pays annexés. Ces championnats sont appelés championnats de classe B, échelon inférieur à la Classe A de la Ligue Supérieure d’URSS. Finis les derbys identitaires des clubs de la capitale et d’un championnat qui commençait à passionner le pays. Des clubs vont disparaître et d’autres voir le jour, comme le Tallinna Dünamo, qui dominera en partie le nouveau championnat.
Le JK Tallinna Kalev est dans une situation complexe. Manque de moyens, manque d’effectif, manque de structures, il lui faut se reconstruire. Fier de son glorieux passé et de ses valeurs, il retrouve très vite ce fameux championnat de classe B. Ses dirigeants décident d’avancer étape par étape. Elite régionale atteinte, ils font tout pour se maintenir dans ce qui est désormais considéré comme le haut niveau et viser les premières places de manière durable.
Là où les plus vieux clubs estoniens connaissent les plus grandes difficultés à se reconstruire et disparaissent parfois, le Tallinna Kalev puise sa force dans ce qu’il a su forger au cours de son histoire, cette identité estonienne et ces valeurs dans lesquelles tant de ses supporters se reconnaissent. Le public retrouve tout naturellement le chemin du stade, s’identifiant sans doute à ce club qui, loin de vouloir mourir, fait tout pour exister dans cette tourmente post-Seconde Guerre mondiale.
En 1955, l’exploit survient. Le Tallinna Kalev termine en tête du championnat de la SSR d’Estonie. Enfin, le club est à nouveau champion. D’un championnat de Classe B certes, mais champion. Il lui aura fallu attendre dix ans pour se relever et retrouver la plus haute marche du podium, après une période de 25 années sans titre.
La consécration du petit dans le soviet des grands
Changement de politique sportive oblige, l’Union Soviétique réorganise toutes ses compétitions de telle façon à avoir sous une même bannière tous les sportifs et athlètes du bloc, et ce pour garder et amplifier l’implication des provinces annexées. Le sport devient vitrine et force de propagande comme chacun le sait, mais aussi vecteur d’intégration pour les penseurs du pouvoir.
Le football n’échappe pas à la règle. En 1959, le championnat de Classe A est composé des douze meilleurs clubs du bloc soviétique. Dès l’année suivante, la compétition passe à 22 participants. Pour y accéder, les clubs de classe B estonienne doivent remporter un tournoi régional. Au terme de ce tournoi, Kalev termine à égalité de points avec le Dynamo Tartu, club du pouvoir en place, basé dans la deuxième ville du pays. Les responsables de la ligue organisent d’une confrontation en matchs aller-retour pour départager les deux équipes.
Le match aller est disputé à Tartu, ville interdite aux étrangers sous l’ère soviétique car on y construit des bombardiers, mais surtout ville ayant doublé sa population sous cette même période en raison d’une forte immigration provenant d’autres régions de l’Union Soviétique. Estonie contre URSS ? Pas vraiment, mais presque. Comme il se doit, et pour faire durer le suspense sans doute, le match se solde par un 0-0. Pour le match retour à Tallinn, plus de 6 000 Estoniens se serrent dans les gradins à l’intérieur d’un stade chauffé à blanc. Au bout du compte, Kalev s’impose 3-1. Explosion de joie dans la capitale et une partie de l’Estonie. Pour ses habitants, cette victoire sportive prend une dimension culturelle et sociale, et fait entrer définitivement le JK Tallinna Kalev dans l’histoire du sport estonien.
Tout se joue au courage et à la fierté
En 1960, Kalev devient ainsi le premier, et seul, club estonien à participer au championnat d’URSS. Conscient de son statut de petit club dans la cour des grands, le JKTV s’appuie sur ses valeurs fondatrices pour exister. Le club recrute ainsi les meilleurs joueurs du pays, en grand majorité d’origine estonienne. Le club est soutenu par quelques médias régionaux. Mais bien plus que cela, c’est toute une population qui se retrouve derrière les couleurs de son club de cœur, car jouer en première division soviétique est avant tout une vitrine. Besoin d’existence, besoin de reconnaissance de son identité. C’est un peu le pot de terre contre le pot de fer, mais qu’importe, le club est bien là, chez les grands.
Malgré une volonté de bien figurer, le club est rapidement mis en difficulté. Le premier match contre le Dynamo Tbilissi se solde par un cinglant 8-0. En cette première partie de championnat, l’équipe est à la dérive, ne gagne aucun match et est dernière de sa poule avec seulement trois matchs nuls au compteur, 13 buts marqués et 61 buts encaissés.
C’est à l’orgueil et à la fierté que ces footballeurs vont ensuite relever la tête, et de quelle façon ! Le championnat russe est ainsi fait à l’époque que la seconde partie de ce championnat se joue par poule. Et là, tout s’enchaîne, grâce à la magie du sport en général et du sport collectif en particulier. Premier match à domicile, première victoire. Dans un match engagé, les Estoniens remportent le derby de la Baltique 2-1 face au Spartak Vilnius. Après ce véritable match de référence, Kalev enchaîne avec un match nul en Azerbaïdjan contre le Neftchi Bakou.
Les Baltes en veulent, donnent leur maximum à chaque match et sont surnommés les Sõdalased (Les Guerriers) dans les médias locaux. A cela s’ajoute un engouement du public encore jamais vu dans le pays pour des manifestations sportives. Les jours de matchs, les couleurs du club, qui sont les mêmes que celles de la ville de Tallinn, sont arborées partout dans la ville. Identité quand tu nous tiens. Et c’est dans une ambiance de joie, qui contraste avec un quotidien très difficile pour les habitants, que la première saison du JK Tallinna Kalev s’achève. Première de son groupe et donc 19ème de la ligue soviétique, le petit club estonien sauve sa place et se prépare à une nouvelle saison parmi l’élite, tout en concluant sa première expérience au haut niveau par une victoire sur les Moldaves du Moldova Kichinev. Le bilan de fin de saison est relativement rassurant mais reste bas par rapport à la moyenne de la ligue. 26 matchs, 2 victoires et 6 matchs nuls. Suffisant pour finir devant le Spartak Vilnius, le Neftyanik Bakou et le Moldova Kichinev.
La seconde saison au sein de l’élite soviétique est une déroute. Présent dans la poule B du championnat, Kalev est appelé à batailler dur dans un groupe très relevé en compagnie des Spartak Moscou, Dynamo Kiev ou encore CSKA Moscou. Dans un contexte économique toujours aussi difficile, le club de Tallinn n’a pas les moyens financiers de recruter et renforcer suffisamment son équipe pour faire face à de tels mastodontes. Malgré tout, les guerriers estoniens sont fidèles à leur réputation. Accrocheurs, pugnaces, ils réalisent de bons matchs face à ces grosses équipes, avec notamment un match de référence où Kalev arrache le nul 2-2 face à un Spartak qui termine troisième du championnat en cette année 1961.
La première partie de saison se termine sur un bilan de zéro victoire, sept matchs nuls et treize défaites. Tallinn se retrouve logiquement dans la deuxième poule, qui regroupe les onze derniers de la première partie de saison (l’organisation du championnat ayant encore changé). Le bilan est tout aussi maigre : une seule victoire, huit matchs nuls et onze défaites. C’est donc tout naturellement, et ce malgré un état d’esprit irréprochable, que les « Sõdalased » retrouvent le championnat régional, juste le temps de marquer une dernière fois l’histoire du club en faisant match nul face au Dynamo Moscou du grand Lev Yachine.
Toutes les belles histoires ont une fin…
Suite à cette descente, et faute de nouveaux résultats probants, le JK Tallinna Kalev tombe peu à peu dans l’oubli. Il se maintient quelques années au haut niveau régional, avant un lent et inexorable déclin qui le conduit au dépôt de bilan dans les années quatre-vingt.
La faute à qui, à quoi ? Faut-il vraiment chercher des causes ? La faute à l’annexion sans doute, car sous le joug des Soviets, Tallinn compte jusqu’à sept clubs dans les deux premières ligues. Beaucoup trop pour une ville de la taille de la capitale estonienne. Mécaniquement, le public, qui fut un temps la force du JK Tallinna Kalev, se disperse au profit des nouveaux venus, d’autant que des histoires de corruption (au sujet notamment de son titre de 1930) apparaissent, allant à l’encontre même des valeurs historiques du club.
A l’issue d’un processus pacifique, l’Estonie retrouve son indépendance en 1991 et se tourne peu à peu vers la démocratie. Ce qui n’empêche pas une certaine forme de chasse aux sorcières dans le pays, et donc le milieu footballistique. A l’échelle nationale, seuls les Estoniens se souche se voient attribuer la citoyenneté estonienne. Mise à l’écart de la population, la minorité russe se retrouve apatride, sans passeport. Les joueurs de cette minorité se voient, eux, écartés de la nouvelle équipe nationale. Et les clubs dirigés par les Russes, tel le Dünamo Tallinn, sont évincés de la Meistriliiga, le tout nouveau championnat national.
Le JK Tallinna Kalev revoit quant à lui le jour en 2003. Quelques nostalgiques décident de faire renaître le phénix de ses cendres, avec pour objectif de lui faire retrouver sa gloire passée pour redorer son blason, et retrouver au plus vite le plus haut échelon national. Et c’est en 2007, après bien des années noires, que le plus vieux club du pays est de retour en première division. Preuve de son prestige, l’équipe obtient le privilège d’évoluer au Kalevi Keskstaadion, traditionnellement dévolu à l’athlétisme et qui est le stade le plus important du pays avec une capacité de 12 000 places. Mais l’idylle n’est que de courte durée. Les résultats sportifs ne sont jamais suffisants pour que le Tallinna Kalev puisse retrouver son lustre d’antan. Le club ne cesse de faire l’ascenseur entre Meistriliiga et Esiliiga, les deux premières divisions. Des aller-retours qui se poursuivent encore, le club ayant gagné de nouveau cette année sa place dans l’élite en terminant deuxième d’Esiliiga.
Comme le veut l’adage, l’histoire ne retient que les vainqueurs. Un vainqueur moral n’est pas un vainqueur sportif, un symbole ne l’est que dans la victoire pas dans la défaite. Et les articles ne chantent souvent que la gloire de ceux qui gagnent à l’instant présent. Pas de place pour le perdant, mais sans doute en va-t-il ainsi depuis que le monde est monde. Les clubs naissent, vivent et meurent. Il en va ainsi de toutes les entreprises, de toutes les organisations. Et bien souvent ce qui meurt tombe dans l’oubli, surtout dans le sportif, sacrifié sur l’autel du court terme et de l’exigence de résultat.
Les travées du vénérable Kalevi Keskstaadion ont souvent sonné bien creux lors des matchs du club estonien. A tel point que pour sa remontée en Premium Liiga, Kalev a décidé de le quitter pour un terrain artificiel aux tribunes plus en adéquation avec son mince public. Le spectre des Sõdalased, véritables représentants des valeurs et d’une lutte vers l’affranchissement de tout un pays grâce à leur football combatif n’est présent que dans les seules têtes de quelques anciens. Triste fin pour un club qui fut la fierté et le seul rempart d’une population opprimée pour qui le football du Tallinna Kalev était l’un de ses plus symboliques représentants.
Jean Mattei
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