« Il est temps que la sociologie du sport échappe à l’Équipe », disait l’anthropologue français Marc Augé. Pour l’amateur de football, il est désormais possible que la connaissance de son sport favori ne se limite plus à la simple lecture de résultats et d’analyse de faits de jeux. Depuis plusieurs années, de nombreux médias, grand public ou non, en ligne ou sur papier, font la part belle au football hors du terrain : celui qui raconte des histoires, qui permet d’expliquer nombre de faits sociétaux, qui s’intéresse au public, à ses envies, à ses attentes, à ses passions, à ses idéaux en tant que communauté à part entière. Pourtant, la plupart des travaux et articles publiés jusqu’à présent portaient davantage sur l’échelon du club et de son influence locale et régionale. De plus en plus de chercheurs s’intéressent désormais au supportérisme de l’équipe nationale qui s’avère, convenons-en, radicalement différent de celui de son équipe de cœur, notamment en raison de la fréquence moindre des compétitions internationales et des différents profils que l’on retrouve en tribune.
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Le changement de format du championnat d’Europe des nations a permis d’en apprendre plus sur les petits pays participants. Footballski vous a parlé des équipes d’Europe centrale et orientale, offrant ainsi un regard nouveau sur une partie du continent peu connue dans sa moitié occidentale. Nous vous proposons de patienter jusqu’à la coupe du monde russe de 2018 autrement qu’à travers les diverses campagnes qualificatives, avec un peu de lecture portant sur le sujet. Comme dans le premier volet, l’ouvrage présenté ici est le fruit d’une collaboration entre des universitaires du monde entier qui passe en revue, dans un langage relativement accessible à tous, de nombreux exemples issus de tous les continents de la planète foot. Néanmoins, par soucis de cohérence, nous ne vous parlerons que de ceux propres à l’Europe de l’Est.
Dans cette deuxième partie, nous nous intéresserons aux enjeux politiques et identitaires de l’équipe nationale, à l’exemple de la Roumanie et de la Russie. Au vu de la densité du texte, nous vous parlerons des deux chapitres consacrés à l’ex-Yougoslavie dans une troisième partie séparée.
Soutenir l’équipe nationale de football. Enjeux politiques et identitaires
Publié par les Presses universitaires de Bruxelles au mois de mai, cet ouvrage, édité par les politologues Jean-Michel De Waele et Frédéric Louault, tous deux chercheurs à l’Université libre de Bruxelles, pose la question de la représentativité d’un État à travers les supporters de son équipe nationale. Les fans constituent-ils ces fameuses « loupes sociétales » qui permettent de mieux comprendre un pays, son histoire et son fonctionnement ?
Ce livre est divisé en trois parties. La première concerne les constructions et évolutions des supportérismes nationaux. On y trouve un chapitre consacré aux performances de la Roumanie lors de la coupe du monde 1994 et les conséquences induites chez les supporters des Tricolorii. La deuxième partie étudie quant à elle les liens entre équipe nationale et enjeux identitaires. L’occasion d’aller voir en Russie comment le rapport à la Sbornaya a évolué entre les générations, depuis l’URSS jusqu’à la Russie actuelle et ce, à travers des entretiens avec des supporters de clubs moscovites.
La « génération dorée » et les mutations du soutien envers l’équipe nationale de Roumanie : le cas de la Coupe du monde de 1994
Dans ce chapitre, Pompiliu-Nicolae Constantin, chercheur à la faculté d’Histoire de l’université de Bucarest, nous raconte le parcours de l’équipe nationale de Roumanie à la Coupe du monde 1994. Quarts de finalistes, les Tricolorii ont réalisé aux Etats-Unis leur meilleur parcours dans un tournoi mondial. Cette performance a contribué à transformer durablement la représentation de l’équipe nationale auprès de la population et in extenso, les attentes et exigences des supporters vis-à-vis de cette dernière. Elle représente également le premier grand exploit sportif roumain depuis la chute de Nicolae Ceaușescu en 1989. Jusqu’alors, la population avait pu s’enorgueillir des performances de Nadia Comăneci aux Jeux olympiques de 1976 ou du Steaua Bucarest lors de la Coupe d’Europe 1986 (auxquelles Footballski a d’ailleurs consacré une semaine spéciale). Le parcours des Tricolorii au Mondial 1994 a été un élément déclencheur de la reconstruction de l’identité nationale roumaine après la chute du communisme.
Pompiliu-Nicolae Constantin reprend la théorie du nationalisme banal de Michael Bilig, selon laquelle l’identité nationale se construit davantage lorsque se produisent des événements banals à l’échelle de l’Histoire (comme une Coupe du monde de football par exemple). Sous Ceaușescu, le sport était organisé selon l’idéologie nationale-communiste. Un an après sa mort, l’équipe nationale de football obtint des résultats honorables lors de la Coupe du monde 1990, mais le pays était focalisait davantage son attention sur les premières élections libres organisées dans le pays depuis sa libération du joug soviétique. Elles donnèrent lieu à de nombreuses émeutes, notamment celles des mineurs qui dévastèrent Bucarest. Cette même année, la Moldavie déclara son indépendance. Le Mondial italien passa donc au second plan. En 1994, comme partout ailleurs dans l’ancien bloc de l’Est, le capitalisme outrancier avait fait son apparition en Roumanie. Dès lors, nombre de sponsors officiels de la Coupe du monde utilisèrent l’image de la sélection nationale pour créer un sentiment d’appartenance commune chez les supporters/clients potentiels. La loterie nationale organisa également des concours pour faire gagner des billets aux fans. De plus, le fait que le Mondial se tenait aux États-Unis cette année-là, donna aux Roumains le sentiment qu’ils pourraient vivre leur « rêve américain », par l’intermédiaire de leur sélection.
Ce sentiment qu’ils allaient « conquérir l’Amérique » fut entretenu par la presse nationale qui ne manquait pas de tenir un discours imaginaire et rassembleur empreint de stéréotypes vis-à-vis des adversaires, que Pompiliu-Nicolae Constantin a étudié avec une grande précision. Pour désigner la Colombie par exemple, un journal titra : « nous n’avons pas peur du « cartel » de Medellin ». La victoire 3-1 de la Roumanie contre ceux que Pelé avait prédit futurs vainqueurs de la compétition suscita, on s’en doute, une grande joie dans le pays, qui se découvrait de nouveaux héros, comme le légendaire Gheorghe Hagi, considéré comme la « réincarnation de Dracula » par le quotidien national sportif Sportul Românesc. Les drapeaux tricolores fleurissaient dans les rues, parfois troués en leur milieu, signe qu’on en avait découpé les armoiries communistes. La liesse fut telle que la presse passa presque sous silence la défaite 4 à 1 lors du match suivant contre la Suisse, trop préoccupée par la dernière rencontre qui allait opposer la Roumanie au pays hôte : « David contre Goliath », « Le leu contre le dollar » titraient les journaux, qui évoquèrent cependant un complot helvético-américain (rappelons que la Suisse est la terre d’accueil de la FIFA) visant à qualifier leurs nations respectives au détriment des ces outsiders roumains qui dérangeaient. Des affabulations qui n’étaient pas sans rappeler l’époque communiste où le gouvernement dénonçait régulièrement, par voie de presse, de prétendus complots impérialistes.
Finalement, les Tricolorii l’emportèrent face aux États-Unis et se qualifièrent pour les huitièmes de finale. La presse se félicita que le soi-disant complot des Suisses et des Américains fut déjoué. Sportul Românesc fit une analogie avec la politique pour décrire les scènes de joie qui survinrent dans le pays, affirmant que « la folie était digne de celle produite par la sortie du communisme ». Les Tricolorii n’étaient plus une simple équipe, ils étaient devenus, selon l’auteur, « une armée […] amenant la victoire à tout un pays ». En huitièmes de finale, la Roumanie affronta l’Argentine et tout le pays attendait le duel qui allait opposer « le Maradona des Carpates », un autre surnom donné par la presse à Gheorghe Hagi, au vrai Diego Maradona. Mais ce dernier ne joua pas la partie et la Roumanie l’emporta. La liesse ne cessait de grandir, tout comme l’identité nationale. Un journal titra « Les maîtres du Tango ont appris la Batuta », du nom de cette danse folklorique roumaine.
L’aventure des Roumains à la Coupe du monde 1994 s’acheva en quarts de finale après une défaite contre la Suède. Mais la presse déclara : « Nous sommes morts de belle manière », comme un rappel au ton guerrier tenu tout au long de la campagne. La défaite avait un goût de victoire et il était de l’avis général que l’équipe avait le niveau pour gagner la compétition, notamment grâce à des joueurs comme Gheorghe Hagi, Gheorghe Popescu, Dan Petrescu et Ilie Dumitrescu, autant de noms qui faisaient partie de cette « génération dorée », un terme encore en vogue aujourd’hui, que l’on peut assimiler à celle de France 1998.
Gheorghe Hagi devint une icône du sport roumain, au même titre que le tennisman Ilie Nastase ou la gymnaste Nadia Comăneci, mais de manière globale, c’est l’équipe tout entière qui entra dans le cœur de la population au point de devenir un élément de son ADN. Cette sympathie poussa le sélectionneur Anghel Iordanescu à se présenter à un poste de député pour lequel il fût d’ailleurs élu. Lorsqu’en 2014 l’ex-footballeur Gheorghe Popescu eût des démêlés avec la justice, le Premier ministre de l’époque déclarait qu’une personnalité comme lui ne pouvait aller en prison en raison de son appartenance à la génération dorée, preuve que cette sympathie toujours présente pouvait servir d’argument populiste électoral.
Aucune autre équipe ne connut un succès sportif comparable et surtout ne marqua autant les esprits que celle du Mondial 1994. Pourtant, être éliminé en quarts de finale est d’ordinaire loin d’être considéré comme un exploit, mais le contexte de l’époque fit que la défaite avait alors un goût de victoire, en particulier grâce au discours médiatique national. Les Roumains sortaient de décennies de dictature et c’est leur équipe de football qui leur fit reprendre pour la première fois conscience de leur identité nationale, avec des conséquences toujours visibles aujourd’hui, notamment en politique.
Soutenir (et critiquer) la Russie : les représentations politiques autour du rapport à l’équipe nationale russe de football
De nombreuses études ont montré la capacité des supporters en Europe occidentale à intervenir dans le processus de politisation (de droite comme de gauche), à tel point que certains partis politiques utilisent parfois les ultras pour propager leurs idées et gagner en visibilité. En Russie, peu d’études de la sorte ont été menées. Les rares travaux portant sur les supporters en sont souvent resté aux vieilles thématiques de la sous-culture supportériste ou des faits de violence qui peuvent y être associés. La question de la politisation des fans, dans sa forme la plus extrême, sert justement à illustrer ces relations avec la violence.
Ekaterina Gloriozova, chercheuse à l’Université libre de Bruxelles, propose dans ce chapitre de s’intéresser aux supporters plus ordinaires, pour qui le milieu footballistique constitue avant tout un espace de loisir, mais susceptible cependant de constituer un environnement propice à la construction individuelle comme collective. Le cadre du football permet d’articuler les sphères culturelle et politique et le but de ce chapitre est d’étudier « la construction et l’expression du rapport au politique dans la sphère footballistique en Russie, à travers l’exploration d’une question particulière : l’équipe nationale russe », qui agirait comme un symbole des représentations sociales du politique. Pour ce faire, l’auteure a, entre avril 2013 et août 2014, effectué une série d’entretiens semi-directifs avec des supporters de clubs moscovites (CSKA, Dinamo, Spartak, Torpedo) issus de différentes tranches d’âges, ce qui permettait parfois d’effectuer des comparaisons avec l’équipe nationale soviétique. Les deux thématiques explorées sont, d’une part, le lien entre le soutien à la Sbornaya et le patriotisme et, d’autre part, la manière dont ce soutien peut s’apparenter à une certaine forme de critique du régime.
Comment se manifeste le patriotisme ? D’aucuns s’accordent à penser que la nation est une entité abstraite dont l’équipe nationale de football en est un formidable outil d’identification (particulièrement chez les individus les moins politisés) en ce sens que « la communauté imaginée de millions de gens semble plus réelle quand elle se retrouve réduite à onze joueurs dont on connaît les noms », pour citer l’historien Eric Hobsbawm. En encourageant l’équipe nationale, le supporter devient lui-même un symbole de la nation, ce qui explique l’usage récurrent du pronom personnel « nous » pour la désigner. Un fan interrogé affirme ainsi ne pas faire attention au nom des joueurs de la Sbornaya, en lesquels il voit onze ambassadeurs de sa terre, ce qui implique – selon lui – d’y être né et d’y avoir grandi pour avoir le droit de la représenter. Ce type de supporter rejette ainsi les potentielles naturalisations de joueurs étrangers et est très attaché à des symboles matériels comme le drapeau ou l’hymne national.
Précisons cependant que certains témoignages proviennent de personnes ayant grandi après l’éclatement du bloc soviétique. A l’époque de l’URSS, supporter l’équipe nationale relevait essentiellement d’une forme de patriotisme associé à un soutien du pouvoir politique, ce qui n’est plus forcément le cas aujourd’hui où la nation russe, en tant qu’entité abstraite, peut-être interprétée de différentes manières. Ainsi, il est possible de supporter la Russie à travers son image de nation millénaire et faire référence à la glorieuse période des Tsars, ce qui ne plaît pas forcément au pouvoir actuel. Brandir l’ancien drapeau impérial est d’ailleurs interdit dans certaines régions du pays, au motif qu’il est considéré comme un symbole extrémiste. De même, les populations de certaines provinces porteuses de mouvances indépendantistes seront moins enclines à regarder les matchs de la Sbornaya que celles pleinement intégrées au sein de la Fédération.
La fierté semble être le substantif qui revient le plus souvent dans les entretiens menés par l ‘auteure. Celle-ci se manifeste parfois pour marquer l’ « authenticité » de la nation russe qui a su préserver une soi-disant identité nationale, en comparaison avec les pays occidentaux qui, pour certains interrogés, naturaliseraient un peu trop facilement des joueurs étrangers. Concernant le rapport à l’Union soviétique, la différence majeure réside également entre les générations : certains ont arrêté de suivre la Sbornaya post-soviétique, estimant qu’elle ne représentait plus le pays qu’ils avaient connu (sans forcément en cautionner le régime), tandis que pour d’autres, le soutien à l’équipe nationale a commencé après l’éclatement des différentes RSS, considérant que cette sélection nouvelle symbolisait une identité nationale pleinement retrouvée.
En Russie comme ailleurs, le rapport entre football et politique est indissociable. Cependant pour beaucoup de supporters ultras, l’encouragement de l’équipe nationale ne relève pas de la priorité numéro un. Entre autres parce que celle-ci tente de rassembler ponctuellement des fans habituellement ennemis en raison de leur appartenance à des clubs rivaux. L’excitation et l’intérêt deviennent perceptibles lors des « grands événements », particulièrement quand la Russie affronte une nation « ennemie » (on retrouve là encore la traditionnelle dichotomie « nous/eux »). Un témoignage d’un ultra du Spartak illustre cette tendance : à l’occasion de l’Euro 2012 – conjointement organisé par l’Ukraine et la Pologne – la Sbornaya affrontait les rouge et blanc. Un supporter avait alors revêtu un t-shirt siglé « CCCP », ce qui est d’un goût douteux lorsque l’on connaît les stigmates de cette époque que porte la Pologne encore aujourd’hui. De même, lors d’une rencontre Sparta Prague-Spartak Moscou, une banderole représentant un tank bardé de l’inscription « on est de retour » (en tchèque dans le texte !) avait été brandie. Cette allusion évidente à l’invasion de Prague par les chars soviétiques en 1968 était certes l’œuvre d’un troll, mais elle révèle qu’en tribune, chez les supporters actifs, quiconque s’engage dans la diffusion d’un tel message politique se voit traité de « lâche et stupide provocateur ». Lors d’un match, le sérieux se retrouve du côté du football. Le politique, lui, est discrédité.
En somme, le supportérisme en Russie ne diffère pas tellement d’ailleurs. La politisation y est présente sous une forme diffuse, comme en témoignent les confusions qui peuvent être faites entre le « point de vue footballistique » et la vraie vie. Le fait d’avoir de bons contacts avec des supporters ukrainiens par exemple, n’enlève rien à l’obligation morale de victoire face à un ennemi historique, bien que d’aucuns admettent que Russes et Ukrainiens sont des peuples frères, unis par l’identité slave. Il en va de même pour les supporters de clubs ennemis, qui restent « Russes avant tout ». Concernant le soutien à l’équipe nationale et la critique du régime politique, celle-ci n’est pas nouvelle : déjà en URSS, certains trouvaient des astuces pour ne pas devoir se lever lorsque retentissait l’hymne national avant le début de chaque rencontre. Si le patriotisme signifiait alors le soutien au régime, l’antipatriotisme aujourd’hui peut être vu comme le non-conformisme aux symboles de la nation.
Un public multiple pour des actions et des perceptions multiples, tout cela traduit effectivement que l’équipe nationale est un miroir de la société, faite de clivage, de conflits et d’unions au sein desquels chacun est amené à prendre, plus ou moins manifestement, position.
Infos pratiques :
Soutenir l’équipe nationale de football, enjeux politiques et identitaires
Édité par Jean-Michel De Waele et Frédéric Louault
Paru en mai 2016 aux Éditions de l’Université de Bruxelles
196 pages, broché, 19€
En vente aux Presses de l’Université libre de Bruxelles, Avenue Paul Héger 42, 1000 Bruxelles
Ou sur : http://www.ulb.ac.be/pub
Julien Duez