Depuis de nombreuses semaines, les Ukrainiens sont dans la rue pour demander des changements à la tête de leur pays. La journée du jeudi 20 février a été particulièrement sanglante avec au moins 67 morts suite à des tirs à balles réelles. Cette même journée, quatre clubs ukrainiens jouaient en Europa League, provoquant la stupéfaction d’un bon nombre d’observateurs du football international. S’il n’est pas toujours pertinent de lire des situations par le prisme du football, il semblerait bien que le microcosme du football ukrainien permette une certaine lecture des évènements actuels en Ukraine.
Il n’est jamais aisé d’évoquer une révolution. Dans le cas d’Euromaidan, les informations proviennent de nombreuses sources et il semblerait que les manifestants n’aient pas tous le même objectif in fine pour le futur de leur pays, notamment entre pro-Russes, pro-UE et nationalistes ukrainiens ou simples citoyens en quête d’une meilleure société. Malgré tout, tous se retrouvent sur la même ligne de front pour réclamer le départ du président Ianoukovitch. Acteurs inattendus de ces évènements, les Ultras d’un bon nombre de clubs ukrainiens sont aujourd’hui dans les rues au côté des manifestants.
Les Ultras ukrainiens : un changement de perception
Les Ultras ukrainiens n’ont généralement pas bonne presse. Quand ils sont évoqués, c’est bien souvent pour leurs penchants radicaux et leur propension à la violence. En quelques semaines, la vision des ultras ukrainiens a brutalement changé à l’aune de leur nouveau rôle de protecteurs du peuple ukrainien.
Cela a débuté le 21 janvier dernier quand les Ultras du Dynamo Kiev ont décidé de former des groupes d’auto-défense afin de protéger les manifestants contre les « Titushki », sorte de mercenaires à la solde du gouvernement en place qui doivent tabasser les manifestants voire pire. Le même jour, les Ultras du Dnipro Dnipropetrovsk ont décidé d’envoyer certains des leurs à Kiev pour aider les Ultras du Dynamo.
Le 25 janvier, les mêmes Ultras du Dnipro empêchaient des cars pleins de « Titushki » nouvellement recrutés de partir vers Kiev alors qu’à Odessa, une soixantaine d’Ultras du club local protégeaient les manifestants.
« Nous sommes frères et camarades de Louhansk aux Carpates »
Dans d’autres villes comme Donetsk, Louhansk ou Zaporizhya, les groupes ultras locaux se sont également interposés pour protéger les manifestants contre la police et les Tituskhi. Cependant il est important de ne pas rester dans une vision manichéenne ; depuis quelques semaines, la protestation se radicalise et les policiers font également partie des victimes.
Les motivations des Ultras ukrainiens
L’activité des groupes ultras ukrainiens ne s’est pas démentie depuis fin janvier. Leurs actions se sont structurées et ils ont tenu à préciser leur motivation principale : leur attachement à la liberté du peuple, mettant de côté toute volonté politique dans leurs actions.
Le 26 janvier, les Ultras du Dnipro sortaient un communiqué : « Nous ne sommes pas engagés politiquement, ni côté russe, ni pour l’Union Européenne. Nous sommes des patriotes, des managers, des serveurs, des professeurs, des étudiants et des ouvriers. Nous ne sommes pas indifférents concernant notre ville, notre pays et notre peuple. Nous sommes ceux qui avons refusé de prendre de l’argent pour nous tenir contre le peuple (NDLR : devenir des Titushki). Nous sommes là pour notre futur et celui de nos enfants qui sont mis en danger par ces actes outrageux. »
Nous sommes venus au Maidan de Donetsk le 23 janvier simplement pour la justice, et plus concrètement pour défendre les manifestants pacifiques contre les attaques illégales des provocateurs.
Les Ultras de Sébastopol abondaient dans le même sens : « En ce moment notre fraternité entre Ultras de la scène ukrainienne se bat non seulement contre une autorité criminelle mais également contre des bâtards prêts à torturer leurs compatriotes pour un profit rapide. Nous ne pensons pas qu’il s’agit d’une bataille pour l’UE, ni contre la Russie, ni contre les nationalistes russes, ou Sud contre Ouest mais c’est la bataille du peuple, le peuple d’Ukraine qui parle ukrainien ou russe, ceux qui ont pour héro Bandera (NDLR : figure historique ukrainienne) ou l’Armée Rouge; mais d’une bataille contre le régime de Ianoukovitch et ces gangsters qui prennent en otage notre futur. A cause de cela, nous déclarons officiellement que nous ferons tout pour aider nos amis et le peuple ukrainien pour faire tomber ce régime criminel. Notre objectif est la liberté pour le peuple ukrainien dans chaque coin du pays. C’est la position unique et ultime des Ultras de Sébastopol. »
Les Ultras du Shakhtar Donetsk ont également rédigé un communiqué pour expliquer leur position : « Nous ne sommes pas membres de partis politiques. Nous sommes venus au Maidan de Donetsk le 23 janvier simplement pour la justice, et plus concrètement pour défendre les manifestants pacifiques contre les attaques illégales des provocateurs. Il n’est pas important de savoir qui était là et quels étaient leurs objectifs politiques, le plus important est que nous sommes des patriotes d’Ukraine et de Donetsk ! Nous ne pouvons pas continuer à regarder ces actes illégaux et ne rien faire. Cela se passe dans nos rues ! »
Au-delà des antagonismes, l’unité du mouvement ultras ukrainien
Toutes ces actions locales de groupes de supporters ont poussé les leaders de ces divers groupes à s’associer et écrire un communiqué officiel conjoint. Ce communiqué qui a pour titre « Nous sommes frères et camarades de Louhansk aux Carpates » prouve la réelle unité du mouvement ultra dans les évènements actuels en Ukraine.
La liste des groupes ultras ayant cosigné ce communiqué est impressionnante avec notamment 14 clubs de l’élite représentés, 17 clubs de divisions 2 et 3 ainsi que quelques clubs amateurs ; si bien que l’ensemble du pays est couvert par ce mouvement ultras. Si ces groupes sont habitués à être rivaux en temps normaux, les manifestations leur ont offert un ennemi commun et un objectif commun : la protection du peuple ukrainien; ce qui a poussé les groupes à signer cette trêve entre eux, le temps de la révolution.
Ainsi il est écrit dans ce communiqué: « Nous croyons qu’il n’y a qu’un seul principe auquel nous devons nous tenir – nous sommes tous Ukrainiens. Notre priorité doit donc être la confiance, l’assistance mutuelle et la compréhension entre nous. » Ce communiqué explique aussi que le vol d’écharpes, bâches ou autres faits communs entre groupes ultras rivaux sont interdits pendant cette trêve.
Les Ultras ukrainiens ont ainsi eu l’intelligence de trouver un terrain d’entente entre groupes différents pour l’intérêt supérieur de la nation ukrainienne. A l’image de la coopération entre des groupes de diverses obédiences politiques à Kiev et dans d’autres villes d’Ukraine, l’alliance de tous les Ultras prouve l’importance de la situation actuelle en Ukraine et la préoccupation généralisée au sein de la population ukrainienne.
Et l’Europa League se joua…
Alors que les affrontements continuent et redoublent même, la compétition sportive a repris en Ukraine ce jeudi. Si certaines skieuses ukrainiennes ont décidé de ne pas concourir à Sotchi pour montrer leur soutien avec le peuple ukrainien, la question n’a pas vraiment été d’actualité pour le football ukrainien.
Une déclaration de Mircea Lucescu au journal roumain Prosport montre une certaine distance : « Nous avons vu ce qui se passe à Kiev. C’est une situation délicate, qui est difficile à commenter. A Donetsk, tout est normal. Il n’y a pas de problème ni de manifestation. Kiev est à 800 kilomètres, nous ne pensons pas à ce qui se passe là-bas. Nous sommes en sécurité et les joueurs sont prêts à commencer la deuxième partie de saison. » Si Lucescu peut sembler détaché voire cynique, il est sans doute bon de rappeler que le président du Shakhtar Rinat Ahmetov est un fervent partisan du président actuel Ianoukovitch.
Quatre clubs ukrainiens jouaient donc en Europa League ce jeudi dont trois à domicile. Le match du Dynamo Kiev contre Valencia a finalement eu lieu à Chypre, après décision de l’UEFA. Du côté du Dnipro et du Chornomorets Odessa, ils ont bien reçu Tottenham et Lyon à domicile. Alors que les deux matchs se sont déroulés sans problème, les clubs visiteurs ont eu des attitudes différentes face aux évènements. Tottenham a bien mis l’accent sur les évènements qui se déroulent en ce moment, notamment vis-à-vis de supporters qui souhaitaient venir assister au match en Ukraine. Du côté de l’OL, nulle mention des manifestations alors que le site Internet du club offrait des images des joueurs et du staff découvrant les charmes d’Odessa, relativement ironiques vu le contexte ambiant.
Nul ne sait réellement ce qui va se passer dans les jours et semaines à venir en Ukraine. Les Ultras ukrainiens devraient continuer à jouer leur rôle de tampon entre manifestants et police/Titushki, avant de retrouver leurs places tant décriées dans la société ukrainienne. On peut seulement saluer l’élan citoyen des groupes ultras ukrainiens et leur capacité à se mobiliser et s’allier. Nul ne sait quand le championnat ukrainien reprendra alors que le retour de la Premier League est prévu le week-end prochain avec un grand Dynamo Kiev – Shakhtar Donetsk. Mais le football est futilité en ce moment pour les Ukrainiens.
Tristan Trasca
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