Quand les supporters de l’Hajduk et suiveurs du football croate parlent des joueurs mythiques au maillot blanc, trois noms reviennent dans toutes les bouches : l’inaccessible Bernard Vukas, l’un des meilleurs gardiens de son époque, Vladimir Beara et le meilleur buteur et capitaine légendaire de l’Hajduk, Frane Matosic. Le libéro et capitaine de l’époque 1967-1975, Dragan Holcer, mériterait une place à leurs côtés tant il faisait l’unanimité pour ses qualités footballistiques et humaines. L’occasion de dresser son portrait comme un hommage, quelques semaines après sa mort.
Des camps aux terrains de football
La vie de Dragan Holcer s’est compliquée bien avant sa naissance en 1945. Quelques années auparavant, Franc Holcer, un cheminot slovène de Bistrica (près de Maribor), ne trouvant pas de travail, dut quitter son foyer. Direction Niš (Serbie) où il trouva du travail pour la construction de la ligne de chemin de fer Niš-Skopje. C’est là que travaillaient l’italien Massimo Orelli et son épouse autrichienne Marie Glazer ainsi que leur fille Ida. Cette dernière et Franc tombèrent amoureux, se marièrent et donnèrent naissance à trois filles. L’histoire aurait pu être belle et s’arrêter ici. Mais le chemin de la vie ne comporte pas qu’une épine. La Deuxième Guerre Mondiale battait son plein et le couple se résolut à partir au début de la deuxième année d’occupation nazie. S’échapper était le seul moyen d’éviter la fusillade ou le camp de concentration. Franc s’engagea alors dans le XVe régiment slovène pour se battre dans les rangs des Partisans Yougoslaves. Pendant ce temps, Ida et ses filles qui savaient à peine marcher, prirent place dans la voiture de fret qui conduisait les réfugiés. Après un long voyage, elles arrivèrent dans la contrée natale de Franc.
Pour survivre, Ida vécut de travaux illégaux tandis que Franc venait lui rendre des visites secrètes quand il pouvait. Jusqu’à ce qu’un jour d’automne 1944, les Allemands fassent irruption dans la maison familiale et arrêtent les trois filles présentes, les emmenant à la gare direction les camps de concentration. La mère, enceinte d’un quatrième enfant, fut avertie par les voisins et accourut à la gare. Elle retrouva ses enfants et fut de facto emmenée dans le camp de Zwiesel où elle mit au monde le petit Dragan trois mois plus tard, en plein hiver, le 19 Janvier. Malheureusement, Franc fut tué lors d’une bataille. Une rue, près de Celje, fut rebaptisée par la suite Holcerjeva ulica, de son nom. Dès la libération du camp par les troupes américaines, la mère Ida alla vivre chez sa sœur Helen à Niš, où Dragan grandit pendant que les deux femmes travaillaient à la manufacture de tabacs de Niš. Une histoire inhabituelle, digne d’un scénario de film tragique et déchirant.
Dans les rues de Niš, le gamin n’échappa pas au jeu des surnoms, comme la coutume le veut dans toutes les villes du monde. En raison de son patronyme, peu courant dans le coin, Dragan devint « le boche ». Malgré cela, il gagna toujours le droit d’être dans l’équipe des « Partisans » lors des jeux de guerre avec ses copains grâce à cette déclaration : « Mon père a été tué parce qu’il combattait avec les Partisans, je veux être à ses côtés! ».
Un père qui lui fera défaut, notamment le jour de l’inscription en première année d’école élémentaire : « Un homme à lunettes de l’administration posait des questions à ma mère, notamment à propos de mon père. Je n’ai pas été en mesure de suivre toute la conversation mais je compris certaines choses. Je me suis retourné contre ma mère et je me suis blotti dans sa robe en pleurant. J’ai passé l’après-midi dans un lieu où personne ne pouvait me voir. Quand ma mère m’a couché le soir, je lui ai demandé de me parler de mon père et elle m’a dit, entre autres, qu’il était extraordinaire. Je me suis serré contre elle et on s’est endormi en pleurant. Seize ans plus tard, je suis allé me recueillir pour la première fois sur le monument aux morts des soldats du XVe régiment slovène. »
A cet âge, Dragan avait choisi le football malgré ses aptitudes dans d’autres sports qu’il pratiquait à un bon niveau comme l’athlétisme, le handball ou la gymnastique : « La gymnastique était mon sport préféré mais quand on a commencé à envisager pour moi une grande carrière, j’ai décidé de passer au handball. Et alors que j’étais appelé en équipe junior nationale, je me suis mis au football. Je suppose que j’étais plus attiré par le ballon de football que celui de handball… ». Il se trouva qu’un beau jour, le club de football local, le FK Radnički Niš, invitait 30 jeunes à faire un essai. Dragan eut beau y aller juste pour voir, il impressionna et fit partie des deux chanceux recrutés. Il commença à jouer pour les juniors de Radnički (les travailleurs en VF) en 1961 … en tant qu’attaquant ! Ailier droit, gauche ou avant-centre, Dragan Holcer s’illustra et commença la saison 1963-64 avec l’équipe sénior. Pour son premier match, il marqua un but contre Sarajevo alors qu’il jouait ailier droit !
C’est aussi un hasard si Holcer est devenu défenseur. Avant un match contre le Partizan qui avait la meilleure attaque de la ligue yougoslave, le défenseur central Nikolic tomba malade. L’entraîneur Dusan Nenković décida alors de faire jouer son attaquant en défense et le lui annonça, ce qui entraîna la colère de son joueur : « J’ai été choqué et je lui ai répondu ‘Coach Camarade, je ne peux pas jouer là, je ne sais pas comment jouer défenseur, je vais ruiner ma carrière, avoir l’air ridicule…’ Et vous savez quoi ? J’ai été élu meilleur joueur du match et nous avons gagné 2-1. Cela a lancé ma carrière.» A tel point, que le géant l’Hajduk Split le repère et le recrute.
Mais comment le meilleur joueur de Radnički Niš, filiale de l’Étoile Rouge, qui a seulement 22 ans, a pu partir chez le grand rival croate ? « Parce que l’Hajduk possédait deux responsables de club – Tito Kirigin et Jere Burazin – qui étaient des génies. Leur gestion était supérieure à celle de l’Étoile Rouge, du Partizan et du Dinamo réunis ! Tout le monde pensait que j’irai au Dinamo parce que ma première femme Vlasta était de Zagreb mais les dirigeants du club m’ont parlé un peu froidement. Kirigin et Burazin, eux, sont venus à Niš et m’ont enchanté avec leurs manières de gentlemen, leur détermination. Ils savaient tout sur ma famille et sur moi. Ils m’ont aussi convaincu que j’aillais faire de grandes choses avec l’Hajduk et que j’allais rester à Split pour la vie. Et bien aujourd’hui je peux dire qu’ils ne se sont pas trompés ! Nous n’avons même pas parlé argent lors de la première conversation. D’ailleurs je n’étais pas le seul à être enchanté par Tito et Jere. Ils étaient le grand trésor du club. » De plus, le coach Nenković, deuxième père de Dragan, partit lui aussi à l’Hajduk, ce qui décida définitivement le joueur.
Le footballeur de génie
Effectivement, le passage de Dragan au club fut une franche réussite. Malgré le départ de Nenković en 1969, la gloire tombera sur l’Hajduk qui décrocha trois titres de championnat et trois coupes du Maréchal Tito (coupe de Yougoslavie). Celui de 1971 restera la plus grande fierté de Dragan. Après 16 ans d’attente, l’Hajduk remporta son premier championnat depuis l’ère du trio magique composé de Matosic-Vukas-Beara. « Les gens attendaient depuis tellement longtemps que nous sommes devenus des héros. Je me souviendrai toujours de trois matchs en particulier : quand nous avons battu Vojvodina Novi Sad 3-1 et que nous avons été champions; la victoire sur le Partizan 4-3 alors que nous étions menés 3-0; et le dernier match de la saison contre l’Olimpija à Split où nous avons gagné 2-1 et où 30000 personnes vêtues de blanc avaient rempli les gradins. »
Pour célébrer le titre après la victoire contre Vojvodina, les joueurs arrivèrent en bateau au port de la ville. Avec le capitaine Holcer en figure de proue. La jetée était déjà bondée avec les bateaux et la foule. Un bruit assourdissant assaillait les oreilles entre les sirènes des navires, les feux d’artifice et les cris. Les joueurs n’avaient qu’à se laisser porter par le peuple de Split avant de toucher terre, au moins de manière physique, et de poursuivre les célébrations au milieu des fans. L’union fut extraordinaire, les joueurs chantant à tue-tête avec les fans. D’autant plus qu’à cette époque, Split vivait son âge d’or sportif puisque le club de basket Jugosplatika Split (désormais KK Split) venait d’obtenir son premier titre de champion de Yougoslavie en étant allé gagner au Lokomotiv Zagreb lors d’un match décisif. En arrivant à la gare, les joueurs eurent également droit à d’incroyables célébrations.
Avec l’arrivée de Tomislav Ivic, l’Hajduk remporta de nouveaux titres en 1974 et 1975. Pour autant, Dragan Holcer préférait l’ère précédente, sous Slavko Luštica « Ivic était un formidable entraîneur qui a remporté plein de trophées, seul un fou n’oserait pas l’admettre. Mais j’ai plus apprécié quand Slavko était le coach. Il nous a formés et nous sommes devenus champions en pratiquant le meilleur football de Yougoslavie. Nos fans ont apprécié les victoires et le beau jeu. »
En coupe d’Europe, l’histoire fut différente. L’Hajduk joua de malchance et se fit éliminer d’un rien contre Valence (1972, C1 ; 0-0, 1-1), Leeds (1973, demi-finale de C2 ; 0-0, 1-0), Saint-Étienne (1974, C3 ; 4-1 , 1-5 a.p.) ou le PSV (1975, C3 ; 2-0, 0-3 a.p.). Le match retour à Saint-Étienne n’est d’ailleurs jamais passé et la douleur persista jusqu’au dernier souffle du libéro : « Ce qui est arrivé à Saint-Étienne semble vraiment être la pire histoire du sport. En fait, c’est irréel… » En 1975, après une longue blessure, Ivic pensait qu’Holcer, désormais âgé de 30 ans, ne récupérerait jamais totalement et n’hésitait pas à le déclarer comme invalide. Le joueur fut alors forcé de s’exiler … en Allemagne, à Stuttgart et jouera encore sept saisons, en finissant à Schalke 04. Il laissera une marque indélébile au VFB où il joua 214 matchs de compétition, avec une place de vice-champion en 1978-79 à la clé.
En neuf ans, Holcer a joué 52 fois sous le maillot de la Yougoslavie avec pour principal accomplissement l’accession à la finale de l’Euro 1968. Éliminant la France en poule (victoire 5-1 à Belgrade), les yougoslaves terminèrent premier d’un groupe également composé de la RFA et de l’Albanie. En demi-finales, ils éliminèrent contre toute attente le vainqueur de la précédente Coupe du Monde, l’Angleterre, lors d’un match mémorable à Florence. Ceci alors qu’au bout de cinq minutes, la Yougoslavie se retrouva à 10 en raison de la blessure d’Ivica Osim, légende de Zeljeznicar, suite à un tacle très viril de Norman Hunter. Les remplacements n’étaient alors pas autorisés à cette époque là. Ce match est répertorié comme le plus remarquable de la Yougoslavie. Dragan Holcer livre un grand match défensivement, mettant dans sa poche Bobby Moore et Alan Ball. Il se permit même le luxe d’amener l’action qui a conduit au seul but du match.
Ce soir là, le « boche » de Niš fit la fierté de millions de foyers branchés devant les téléviseurs. Si la tactique ne jouait pas un rôle important dans le football à l’époque, « Holcer était un joueur exceptionnel tactiquement », selon un ex coéquipier à Stuttgart, Helmut Dietterle qui rajoute : « Il était le patron de la défense en étant discret. Il jouait avec son sixième sens, il anticipait tout et il était impossible de le dépasser en un contre un. »
Respecté par tout le monde pour sa capacité à ne jamais se mettre en avant, même au summum de son art, Holcer est revenu vivre à Split dès sa carrière terminée. Une ville qu’il a adopté comme la sienne : « De par mes ancêtres, j’ai des gênes slovènes, italiennes, autrichiennes, je suis né en Allemagne et j’ai grandi en Serbie, mais je me sens de Split. C’est ma ville, où j’ai vécu les plus beaux moments de ma vie. » Une retraite paisible s’ensuivra, loin des tumultes de sa naissance. Après une grave maladie, Dragan Holcer s’en est allé en 2015, à 70 ans. Preuve de son importance dans l’histoire du club, l’auditorium du stade Poljud était complet pour commémorer la mort de la légende. Joueurs d’époque, actuels, amis et fans étaient venus rendre un dernier hommage à l’un des leurs. Les nombreux discours rappelèrent à tous son exemple comme véritable leader, symbole d’un esprit d’équipe et d’un cœur dans lequel coulait le sang de l’Hajduk.
Le navire blanc a perdu un capitaine mais le courage et l’amour de Dragan Holcer pour son club et sa ville resteront à jamais dans les esprits. Longtemps après sa mort, la côte dalmate continuera de lui vouer une grande admiration. Une belle récompense pour un enfant qui n’aurait jamais survécu si les Alliés n’avaient pas vaincu les forces de l’Axe.
Damien Goulagovitch
Photo à la une : © hajduk.hr