Temps de lecture 9 minutesDarijo Srna, au nom du Père, du Fils et de la Croatie

« Hvala Kapetane Srna » peut-on lire un peu partout sur le web depuis la fin de l’Euro 2016. Porteuse d’espoirs, la sélection nationale a fait rêver bon nombre d’amateurs de foot par son potentiel offensif, technique et son collectif presque mystique, transcendé par l’idée de porter les couleurs de la Croatie. Cet Euro fut aussi le baroud d’honneur du capitaine emblématique Darijo Srna, après quatorze ans et 164 matchs de bons et loyaux services comme milieu droit puis arrière latéral droit de la sélection.

Alors que son âge semblait être un handicap (on craignait la compétition de trop comme Pletikosa en 2014), Srna a su affirmer son statut de légende et d’idole des supporters malgré l’immense douleur de la perte de son père. Grand footballeur mais aussi grand homme, proche de sa famille aux origines modestes et au destin tragique, le capitaine est parti par la grande porte. Explications en trois points.

© KENZO TRIBOUILLARD/AFP/Getty Images
© KENZO TRIBOUILLARD/AFP/Getty Images

Au nom du Père

L’Euro 2016 commence bien pour Srna et les Vatreni avec une victoire 1-0 contre la Turquie au Parc des Princes. Malheureusement, la joie est de courte durée : à la fin du match, Darijo Srna apprend la mort de son père Uzeir, décédé à l’âge de 75 ans après un long combat contre la maladie. Le capitaine exemplaire est contraint de faire ses bagages et retourne à Metković pour assister à l’enterrement avec une importante délégation de la fédération et d’illustres gloires du football croate. Cet événement tragique secoue le groupe. On peut alors lire sur les réseaux sociaux le message « Cher capitaine, nous sommes de tout cœur avec toi et toute ta famille », accompagné d’une photo de l’équipe les visages fermés. Une famille qui n’en est pas à son premier coup dur, à l’image de la vie mouvementée d’Uzeir Srna racontée au Guardian.

Le père de Darijo Srna naquit dans un village de l’Est de la Bosnie, un an avant le début de la Seconde Guerre mondiale. C’est alors que les Tchetniks (force paramilitaire serbe) envahirent son village. Les habitants se cachèrent pour rester en vie mais en 1941, la famille Srna fit une terrible erreur en revenant, convaincue que le pire était passé. Au milieu d’une nuit, les Tchetniks brûlèrent tout. Le père attrapa son bébé Uzeir et son fils adolescent Safet pour fuir dans les bois, mais la mère ne survit pas. « Elle était enceinte », déclara Uzeir en 2012, « ma mère et ma sœur ont été brûlées vives. » Uzeir fut alors séparé de son père et de son frère aîné dans un camp de réfugiés. Il fut transféré en Slovénie où il passa plusieurs mois à la Chambre des orphelins de guerre jusqu’à ce qu’il se fasse adopter par une famille slovène. Cette dernière ne savait rien sur le petit garçon ; ni son origine, ni son âge, ni son nom. Le petit Uzeir Srna devint alors Mirko Kelenc.

Pendant ce temps, en Bosnie, la famille Srna continuait à collectionner les déboires. Le père d’Uzeir fut tué d’une balle perdue alors qu’il travaillait dans un café. Une cicatrice qu’il gardera tout au long de sa vie d’autant plus qu’il ne sut jamais où ses parents avaient été enterrés. Cet accident motiva encore plus le jeune Safet, engagé dans l’armée, à retrouver son frère cadet. Deux ans plus tard, un commandant slovène lui assura avoir entendu l’histoire d’un petit bosnien recueilli dans une famille à Murska Sobota. Après plusieurs mois de recherche, il retrouva Mirko et comprit tout de suite qu’il était Uzeir. Malgré les protestations de la famille, les frères Srna repartirent ensemble en Bosnie.

La guerre était terminée et avait tout ravagée. Dans le nord de la Bosnie, tout le monde était pauvre. « J’avais constamment faim. Je regardais des amis qui venaient à l’école avec du pain frais et je les enviais. Voilà pourquoi j’ai décidé de devenir un boulanger » , expliquait Uzeir. En commençant à travailler, il profita de son temps libre pour jouer comme gardien au FK Sarajevo. Il se fit remarquer par le Čelik Zenica, alors une grande équipe. Lors d’un match de préparation à Metković, l’équipe adverse perdit son gardien sur blessure. « Sitôt le match terminé, on m’a demandé de rester avec eux. […] J’ai donc décidé de venir à Metković. »

Lors d’un second mariage, il eut deux enfants, Igor et Darijo. Ce dernier commença à toucher le cuir à Neretva et se fit repérer des années plus tard par l’Hajduk qui l’intégra dans son centre de formation. Uzeir,lui, rejoignit l’Allemagne pour travailler afin de pouvoir donner un peu d’argent à son fils. « Je me souviens qu’à l’époque, tous les gars du club avec qui il voyageait avaient deux cents à trois cents Marks avec eux. Darijo avait vingt Kunas dans sa poche. Tous le regardaient bizarrement, mais il leur disait : « Mon papa a seulement cette somme et je n’ai pas honte ! » »

Au nom du Fils

En 2003, Darijo signa au Shakhtar Donetsk un contrat lucratif. Cependant, jusqu’à sa mort, son père a continué à vivre modestement dans un petit appartement de Metković. « Mon père et ma famille signifient tout pour moi » explique Srna. « Je ne pourrai jamais oublier tout ce qu’ils ont sacrifié pour moi. Mon père avait une vie terriblement difficile et je suis très fier qu’il puisse désormais vivre en paix, sans stress. Je sais que je ne pourrai jamais lui redonner assez pour tout ce qu’il a fait pour moi. Mais je lui ai acheté une voiture et je lui ai donné assez d’argent pour vivre une vie normale, maintenant qu’il est vieux. C’est le moins que je puisse faire. »

« Peu de gens connaissent l’histoire de la famille de Srna. »

Que peut pousser un joueur de football convoité comme lui à rester au Shakhtar Donetsk ? Alors que ses meilleurs coéquipiers sont toujours partis dans des clubs de la vieille Europe, Darijo Srna n’a pas bougé d’un poil malgré les intérêts annuels de solides équipes. Certes, le latéral droit touche un salaire très confortable à Donetsk mais ce n’est pas seulement cela. Profondément marqué par ses racines et habité par l’envie d’aider ceux dans le besoin, une qualité qu’il tient sans doute du tragique destin familial, il n’a jamais trouvé bon de s’en aller. Peut-être aussi pour conjurer le sort de l’instabilité dans laquelle vivait Uzeir. Cet attachement familial est même gravé sur sa peau, ses tatouages représentent notamment Bambi (« srna » signifie « chevreuil » en croate) ou encore le nom de son petit frère trisomique, Igor. Il lui a déjà rendu hommage avec le maillot des Vatreni arborant un t-shirt « Igor, nous sommes là pour toi. »

Igor, présent dans le coeur et sur la peau. À jamais. | © ODD ANDERSEN/AFP/GettyImages
Igor, présent dans le coeur et sur la peau. À jamais. | © ODD ANDERSEN/AFP/GettyImages

Légende à Donetsk (aucun joueur n’a porté plus de fois le maillot du Shakhtar que lui) et auprès des connaisseurs du ballon rond, Srna n’a pourtant pas acquis le statut d’un joueur de la génération 98 en Croatie. La faute, sans doute, à l’absence de succès notable en sélection, mais pas seulement.

Le journaliste Tommy Piškor nous explique que « Srna devrait représenter un symbole, il devrait être un joueur aimé de tous. Néanmoins, à cause de la mauvaise ambiance qui entoure le football croate, il se forme un cercle vicieux qui est pour l’instant sans fin. Peu de gens connaissent l’histoire de la famille de Srna, il est simplement considéré comme un vétéran qui devrait prendre sa retraite internationale et laisser sa place à Vrsaljko. Ses brillantes performances lors de l’Euro ont reçu des louages de la part des médias et des fans. Mais au final, comme c’est le cas en Croatie, ses exploits seront reconnus bien longtemps après la fin de sa carrière, ce qui est vraiment triste. » N’en demeure pas moins que pour Piškor et les suiveurs de la sélection, « Srna est un leader, aussi bien au Shakhtar qu’en Croatie. Il va manquer après sa retraite. »

Au nom de la Croatie

Après dix sélections avec les U21, Darijo Srna découvre l’équipe nationale très jeune comme de nombreux espoirs croates. Alors encore joueur du Hajduk, son club formateur, il est aligné 90 minutes dans un match amical contre la Pologne qui se solde par un triste 0-0 le 12 février 2003. Sous les ordres d’Otto Barić, il gagne rapidement sa place de titulaire et marque durant son premier match officiel contre la Belgique (4-0) en éliminatoires de l’Euro 2004. Sa carrière est déjà lancée puisqu’il quitte la Croatie en fin de saison pour le Shakhtar Donetsk. Le grognard Boris Živković reléguera un temps Srna sur le banc, notamment pendant l’Euro 2004, mais il ne quittera que très rarement les compos de départ dès la fin du tournoi, quels que soient les sélectionneurs.

La maxime dit que c’est dans les grands matchs que l’on reconnaît les grands joueurs. Srna confirme tout le bien que l’on pense de lui durant les éliminatoires de la Coupe du Monde 2006, malgré la phase de transition que connaît l’équipe nationale qui peine à se renouveler depuis la formidable génération des années 1996 à 1998. Durant ces éliminatoires, la Croatie ne perd aucun match (7 victoires et 3 nuls) et gagne deux fois contre l’autre favori du groupe : la Suède. Darijo Srna marque lors de chaque confrontation contre les Nordiques dont le penalty qui qualifie au Maksimir les Vatreni pour le Mondial allemand.

L’équipe coachée par Zlatko Kranjčar se présente donc en Allemagne avec la possibilité de jouer un rôle de trouble-fête. Après une défaite 1-0 en ouverture contre le Brésil, la Croatie déçoit par une déconcertante stérilité offensive contre le Japon. Un match qui voit notamment un penalty manqué de Srna, aligné milieu droit (comme depuis ses débuts avec les Vatreni) dans un 3-5-2 devenu alors récurrent. Le joueur ne tarde pas de faire oublier son erreur en inscrivant un splendide coup-franc dès les premières minutes d’un match fou contre l’Australie (2-2). Il a su apporter de la percussion dans un milieu qui manquait clairement d’atouts offensifs et créatifs avec Niko Kovać et Igor Tudor (on pourrait faire tout un article sur la déception Niko Kranjčar). On compte quand même un « problème » de comportement cette année-là, quand Dario était sorti en boite avec son ami d’enfance Boško Balaban.

Slaven Bilić prend les rênes de la sélection, alors qu’il s’occupait des Espoirs nationaux. L’équipe qu’il construit pour l’Euro 2008 se base sur la première grande génération depuis le Mondial en France dix ans plus tôt. Srna recule comme arrière droit dans des systèmes plus traditionnels : 4-4-2 et 4-5-1. Durant les éliminatoires, la Croatie impressionne. Eduardo enchaine les buts avec une régularité stupéfiante et le collectif est parfaitement huilé entre joueurs d’expériences et grands espoirs. Elle réussit même le gros coup d’éliminer l’Angleterre de la course à l’Euro dans un match mémorable à Wembley (3-2). L’équipe entame le tournoi par une victoire contre l’Autriche puis bat l’Allemagne 2-1. Il est donné plus de liberté à Srna sur son côté, lui qui aime monter pour délivrer des passes aux attaquants. Il inscrit le second but des Vatreni en reprenant quasiment par un tacle un centre de Danijel Pranjić.

La déception de l’élimination en quart de finale contre la Turquie aux tirs au but est un coup de marteau sur les illusions croates. Les matchs des éliminatoires suivants sont décevants et les joueurs sont vivement critiqués. Srna enchaîne les contre-performances et les cartons jaunes, ce qui prouve sa nervosité. La sélection se cherche un nouveau leader alors que Modrić est trop jeune et Kovać vieillissant. Darijo Srna n’est visiblement pas encore l’homme de la situation pour porter le brassard. L’équipe n’a plus de véritable capitaine, elle rate le coche du Mondial 2010 entre malchances et performances insuffisantes.

Les Croates se reprennent lors des éliminatoires suivants qui sont tout de même poussifs avec un match exécrable contre la Grèce. En barrage, il faut affronter la Turquie pour conjurer le sort de 2008. Slaven Bilić place Darijo Srna dans une position encore jamais vue avec la Croatie, celle d’ailier droit. Cela paie puisque rapidement, les Vatreni prennent le dessus et le bon Darijo délivre deux passes décisives sur les trois buts croates (3-0 à Istanbul, 0-0 à Zagreb). Ses qualités de centre et de débordement rappellent ô combien la sélection a besoin d’un tel joueur à son meilleur niveau. La Coupe d’Europe est plus compliquée dans un groupe qui compte les deux futurs finalistes : la Croatie fait 1-1 contre l’Italie et est à une tête de Rakitić de faire tomber l’Espagne (0-1).

Les Vatreni retrouvent les barrages pour la Coupe du Monde 2014 contre la surprenante Islande. Niko Kovać remplace Igor Štimac au pied levé sur le banc. Après un 0-0 à l’aller, Srna fait la différence au retour en marquant l’un de deux buts de son équipe, sur un angle bizarre, alors que Mandžukić est expulsé plus tôt dans la partie. Srna prend ses responsabilités et devient sur le tard, le capitaine que les supporters n’attendaient plus.

© GEORGES GOBET/AFP/Getty Images
© GEORGES GOBET/AFP/Getty Images

Autant Srna devient un capitaine indiscutable que ses coups de génie se font rares. Encore une campagne d’éliminatoires compliquée par des résultats inexplicables (0-0 contre l’Azerbaïdjan) sur la route pour l’Euro 2016. Darijo Srna inquiète grandement lors de la retentissante défaite en Norvège 2-0 où l’arrière droit se fait balader sur les deux buts : il se retrouve les fesses dans le gazon à chaque fois. Déjà peu encourageante, la défense fait très très peur avant l’Euro.

Mais Srna, tel le phénix, est impérial lors de son dernier tournoi international. A 34 ans, il excelle sur son côté droit : remontées, centres, roublardise, interceptions, montées éclaires, … Il donne tout, arguant que son père lui aurait dit avant sa mort de jouer cet Euro. Vérité ou pas, n’en demeure pas moins que Srna cultive sa légende malgré lui et dégage un attachement très fort qui est la marque des grands. Impeccable défensivement et offensivement, il quitte les Vatreni avec un prestige et un respect qui atteint des sommets. Du jamais vu depuis la fin de la génération 90’s. On regrette même, juste pour lui, que cette histoire se soit terminée brutalement en huitièmes. C’est à Šime Vrsaljko que le relais se transmet désormais. Pour le début d’une nouvelle belle histoire ?

Amen.

Cédric Maiore


Image à la une : © STR/AFP/Getty Images

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