Elle est là : la Coupe du Monde 2018. La vôtre… et la nôtre. Pour fêter cette compétition, chez nous, dans nos contrées russes, notre rédaction a décidé de faire les choses comme il faut en vous offrant différentes séries d’articles. Il est temps de passer à l’heure russe !

Aujourd’hui terre prisée des voyageurs, l’Islande a longtemps su conserver sa part de mystère. Tant d’interrogations désuètes faisant sens avec la grande Histoire de ce pays. Celle où cohabitent les mythes et récits passés, mais jamais oubliés. Celle où son histoire païenne reste encore parsemée de questionnements et de zones d’ombres, celle où les écrits de Snorri continuent de nourrir les jeunes générations. Ainsi, l’Islande s’est ouverte peu à peu au monde, a offert sa Gylfaginning et ses skaldes aux premiers voyageurs avides de connaissances et de découvertes. Parmi ceux-là se trouve Luka Kostic, enfant d’une Yougoslavie lointaine venu immigrer en Islande au début des années 90. Pour ne plus jamais en repartir.

Loin de la guerre, l’Islande comme terre d’accueil

Il en faut parfois peu pour voir sa vie basculer du tout au tout. Un coup du destin, un transfert, un changement de pays et une guerre, voilà les quelques actions pouvant résumer l’année 1991 de Luka Kostic. Pur enfant yougoslave né en Bosnie, Luka grandit dans la région de Baranya, territoire divisé entre Hongrie et Croatie. Et comme tout bon jeune footballeur de la partie croate de la Baranya, son destin l’emmène du côté du NK Osijek, grand club de la région qui, malgré une armoire à trophées relativement vide, reste l’un des clubs historiques du football croate. Une vie paisible et simple, loin des strass et des projecteurs, permettant néanmoins à toute la famille de Kostic de vivre dans de bonnes conditions grâce au salaire de footballeur de Luka.

S’il n’est pas le plus clinquant des joueurs de football ni le plus connu, ce dernier reste un milieu défensif acceptable pour l’époque. Un milieu de terrain qui, avec le NK Osijek, pendant dix ans, de 1979 à 1989, côtoie quelques jeunes répondant aux noms de Davor Šuker, Slobodan Marović ou encore Robert Špehar. Un club formateur où des joueurs de devoir tels que Luka Kostic au milieu de terrain ou Milan Jankovic en défense viennent alors encadrer cette belle génération portée par le talent de son jeune buteur et future légende du football croate – qui sera par ailleurs remplacé au moment de son départ pour le Dinamo Zagreb par un autre talent maison en la personne de Goran Vlaović.

Et puis, il y a les changements : ceux dans la vie, dans le football, dans la société. Marié avec Svetlana, jeune Belgradoise ayant grandi, elle aussi, dans la région de Baranya, le couple décide de faire sa vie et de fonder une famille sur ces terres. Leurs terres, avant que l’Islande et le Thór Akureyri viennent frapper à la porte du couple, en 1989.  Quelques années avant que la guerre ne vienne ravager la Yougoslavie. Une guerre qu’il racontait au journal Morgunblaðið dans une interview datée du 13 janvier 1996.

Dans celle-ci, le joueur raconte ainsi qu’il a dû laisser une maison construite récemment ainsi qu’une voiture neuve, mais que, finalement, la guerre n’a que très peu touché sa famille et ses proches, la région d’Osijek se trouvant relativement épargnée. Malgré tout, même en Islande, la famille se sent concernée et impliquée dans cette guerre. Afin de soutenir les personnes touchées et déchirées par la situation sur place, Luka et Svetlana collectent, dès 1991, cinq tonnes de vêtements tout en travaillant bénévolement pour la Croix-Rouge. « Nous avons également envoyé régulièrement des vêtements et de l’argent aux personnes que nous connaissons et qui nous ont dit qu’ils n’avaient pas à manger. La guerre nous a certainement affectés et nous a causé de l’anxiété, mais j’espère que c’est terminé. La guerre a eu peu d’effet sur nos amis et sur notre famille, mais je connais encore de nombreuses personnes qui l’ont mal vécue, des personnes qui ont perdu des parents et des amis, et ces gens-là sont amers. Nous espérons que la paix pourra durer et que les peuples de l’ancienne Yougoslavie pourront se pardonner mutuellement. Mais cela peut prendre plusieurs années avant que les blessures ne guérissent complètement. » 12 ans plus tard, ces plaies semblent loin d’être pansées, en attestent les récents événements autour de cette Coupe du Monde 2018.

La sensation Íþróttabandalag Akraness

Jouer au football en Islande peut être surprenant pour un Yougoslave. Après tout, pourquoi quitter le NK Osijek, la Yougoslavie, son football et ses ambiances pour l’Islande ? Cette même Islande que le joueur ne connaissait pas ou presque au moment d’y signer, comme il le confiait dans cette même interview pour Morgunblaðið. « Je commençais à vieillir et je savais que mes chances étaient réduites de continuer ma carrière à la maison, » a-t-il expliqué. Entre une offre en provenance d’Allemagne, rejetée par Svetlana qui ne souhaitait pas y vivre, et une proposition d’Elche, en première division espagnole, qui capote, c’est finalement le Thór Akureyri qui remporte la mise. Un nouveau pays inconnu au parfum d’aventure. Un pays qui devient surtout le sien au fil des années, naviguant de club islandais à club islandais.

Parmi ceux-ci, l’Íþróttabandalag Akraness marque la fin de carrière du joueur. Véritable mastodonte du football islandais, l’ÍA Akranes s’est adjugé depuis sa fondation en 1946 une pelletée de trophées et de participations en Coupe d’Europe où le club islandais a parfois fait bonne figure face à des équipes pourtant jugées comme supérieures. De ces matchs, un seul continue encore de faire parler de lui, se transmettant de génération en génération chez les supporters de l’île.

Nous sommes en 1993, champion national l’année passée, l’ÍA connait une nouvelle fois les joies de la Coupe d’Europe et se voit affronter le Feyenoord Rotterdam. Arrivé au club en 1991, Luka Kostic vit lui ses dernières années de footballeur, le tout entrecoupé par un travail en dehors des terrains comme tout bon footballeur au pays – pour information, Kostic a d’abord suivi des études dans l’industrie alimentaire en Yougoslavie avant de changer de voie et de travailler dans le domaine du bois et de la menuiserie à son arrivée en Islande.

https://www.youtube.com/watch?v=EkjqP2CjSFg

Placé au coeur de la défense islandaise, brassard de capitaine apposé sur le bras, Kostic mobilise les siens afin d’affronter l’ogre néerlandais. Le temps d’une soirée, la froideur hivernale islandaise s’altère peu à peu, le stade Laugardalsvöllur chauffe au fil des minutes, cueille les chants des locaux tandis que les derniers espoirs néerlandais, eux, quittent les lieux, laissant ces onze joueurs écrire leur légende comme seuls les Islandais savent le faire. Nous sommes en 1993, au mois de septembre, et l’ÍA Akranes vient de s’imposer un but à zéro face au Feyenoord Rotterdam. Une victoire acquise en seconde mi-temps, d’une tête parfaitement placée d’Ólafur Thórdarson, sur un centre signé Mihajlo Bibercić, compère yougoslave du capitaine, placé sur le flanc gauche de l’attaque islandaise. Nous sommes en 1993 et, devant 6 327 personnes, Kostic continue de goûter aux plaisirs des terrains, du football, savoure ce moment comme toute cette nation islandaise. Voilà qui est officiel, Luka Kostic, enfant yougoslave, footballeur né à Osijek, devient Lúkas Kostic, Croate naturalisé Islandais. Cette Islande qu’il fait sienne, ce pays qui lui ouvert ses bras et à qui il va tant donner.

Au coeur du renouveau islandais

Alors que cela n’était au début qu’un simple transfert comme tant d’autres, le passage islandais de Kostic s’est finalement transformé au fil des années comme un projet de vie. Toujours au pays aujourd’hui, Luka Kostic a fait de l’Islande sa nouvelle demeure au moment où sa Yougoslavie natale est éclatée en mille morceaux. Quittant l’ÍA Akranes en décembre 1993, quelques mois après cette belle prestation face aux Néerlandais, Kostic fait le grand saut et devient entraîneur – joueur dès janvier 1994, sous le maillot de l’UMF Grindavík, un club où il retrouve un dénommé Milan Jankovic, ancien coéquipier de jeu du côté d’Osijek et qui, lui aussi, fait de l’Islande son nouveau pays – Milan Jankovic est arrivé à l’UMF Grindavík en 1992 en tant que joueur, est devenu entraîneur du club à de nombreuses reprises, jusqu’en 2014, et a également acquis la nationalité islandaise.

Après une première finale perdue dès sa première année en tant qu’entraîneur, Kostic roule sa bosse entre le KR Reykjavík, le Víkingur Reykjavík et, surtout, avec les sélections islandaises des jeunes. Car là est le vrai talent de Kostic : s’il ne gagne aucun titre, le néo-entraîneur croato-islandais devient peu à peu un formateur reconnu sur qui la fédération islandaise s’appuie afin de porter ses projets pour améliorer le football local. Dès 2003, Luka Kostic est chargé par la fédération de prendre en main la sélection U17 puis, quelques années plus tard, en 2006, de prendre également en charge l’équipe nationale des moins de 21 ans.

Ainsi, si l’Islande en est là aujourd’hui, cela est aussi dû au travail réalisé par ces hommes de l’ombre dont Kostic fait partie. Dans l’un de ses travaux réalisés pour la fédération, l’entraîneur croate a présenté le développement des joueurs en Islande, explicitant ainsi les grands changements présents dans le football islandais au fil des années.

Luka Kostic, présent à gauche de l’image | © sagan.kfia.is

Dans cette présentation datée de 2007, Kostic informe ainsi que, dans le passé, les joueurs islandais disposaient d’une pré-saison quasi inexistante composée de deux matchs de futsal par semaine, de terrains en gravier et qu’aucun match n’était joué entre septembre et mars. Avec son arrivée au sein de l’organigramme des sélections islandaises, tout cela change considérablement avec une vision de formation sur le long terme, la construction de nombreuses infrastructures (sept salles de football en taille réelle, une d’une demi-taille, 15 terrains synthétiques, plus de cent mini-terrains). De même, dès 2007, Luka Kostic montrait les éléments importants qui font aujourd’hui la réussite du football islandais, entre des éducateurs parfaitement formés disposant pour la plupart les licences UEFA A (80 en 2007) et UEFA B (272 en 2007), la mise en place d’une académie de football, la volonté des joueurs à s’entraîner malgré des moyens financiers limités, ou encore soulignant le travail individuel effectué par les clubs et la fédération.

Un avis également partagé par l’une des légendes du football islandais, Teitur Thordarson. « Ce qui m’a le plus surpris quand je suis arrivé en Islande, c’est le nombre de jeunes joueurs avec un fort potentiel. Le pays en est rempli et cela ne peut s’expliquer que par le formidable intérêt que le pays porte au football. Peu importe le nombre de personnes qui vivent en Islande, vous n’avez pas besoin d’une nation de vingt millions de personnes pour former de bons footballeurs. L’Islande a étonnamment eu beaucoup de bons joueurs dans le passé et a attiré l’attention. Devenir football professionnel à l’étranger est le rêve de tout joueur de football islandais, et celui-ci les porte. Les joueurs islandais ont une attitude différente des autres joueurs étrangers. Ils sont prêts à travailler plus dur pour réussir. »

Symbole de cette réussite, la plupart des joueurs de la génération actuelle se côtoient depuis les sélections de jeunes. Le point commun de tous ces joueurs est d’avoir connu, un jour ou l’autre, la route de Kostic comme entraîneur et formateur. Un homme qui posa les bases de la réussite future de cette sélection espoir islandaise bâtie sur une ossature composée de Ari Freyr Skúlason, Birkir Bjarnason, Aron Gunnarsson, Johann Berg Gudmundsson ou encore Kolbeinn Sigthorsson, joueur formé et lancé en U17 par un homme qui se nomme Lúkas. Lui qui, d’Osijek à Reykjavík, garde la formation comme clé de toute réussite.

Pierre Vuillemot


Image à la une : © sagan.kfia.is

Leave A Comment

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.