Temps de lecture 10 minutesCoupe du Monde 2018 – Croatie vs. Argentine : Martin Sarić, pris entre deux eaux

Elle est là : la Coupe du Monde 2018. La vôtre… et la nôtre. Pour fêter cette compétition, chez nous, dans nos contrées russes, notre rédaction a décidé de faire les choses comme il faut en vous offrant différentes séries d’articles. Il est temps de passer à l’heure russe !

Martin Sarić. Le prénom respire l’Argentine, sa passion, son fútbol si réputé. L’accent si caractéristique, au bout du fil, ne trahit pas non plus. Le nom de famille, en revanche, nous mène droit vers l’Europe de l’Est, avec cette terminaison propre à la Croatie. Pays dont il s’est fait tatouer l’emblème sur le corps, pour ne pas oublier. « Je suis né à Buenos Aires, et mon père est né en Croatie. Ma mère aussi est croate, mais elle, elle est née en Italie, dans un camp de concentration. Mon père est de Bugojno, qui, maintenant, est en Bosnie. La famille de ma mère, elle, vient de Lika », pose l’intéressé en guise d’introduction. Car Sarić, à l’image de Dario Cvitanich ou Daniel Bilos, pour les nostalgiques du football français, est un Argentin d’ascendance croate comme il en existe beaucoup au pays du tango. « Quand la Deuxième Guerre mondiale s’est terminée, de nombreux Croates ont été exilés de leur pays, et on leur donner des possibilités d’aller vivre ailleurs. Et parmi celles-ci, il y avait l’Argentine. Le Chili et l’Australie, aussi, mais ma grand-mère a tranché en faveur de l’Argentine », explique l’ancien milieu de terrain.

C’est donc à Buenos Aires, où le football se joue à chaque centimètre carré de rue, parfois sans moyens, que le jeune Martin Sarić tape dans ses premiers ballons. Parce que c’est aussi dans le sang des Sarić, père et fils. « Mon père avait, lui aussi, joué au foot. Et nous, quand on était petit, le foot nous plaisait beaucoup. On a été élevés en étant toujours entourés de personnes venues de Croatie, avec les habitudes croates. Quand on a grandi, j’ai un peu perdu la langue, avant que je n’aille jouer au football là-bas », glisse-t-il. Et c’est tout logiquement qu’il se dirige vers le club local, comme tant avant lui. Avant de migrer vers une formation historique : San Lorenzo. « Quand on était petit, on a commencé à jouer dans un club de quartier, Sol Del Plata, qui est dans le quartier Mataderos de Buenos Aires, la capitale. Et quand on est passé sur le grand terrain, j’ai commencé à jouer pour San Lorenzo », évoque Martin Sarić. Le club favori du Pape et de Viggo Mortensen, rien que ça.

La Croatie, grande première

Après sa formation, Sarić met le cap sur le Paraguay, et signe son premier contrat au Sportivo Luqueño, avant de revenir à son quartier de Mataderos, au Club Atlético Nueva Chicago. Sans que carrière ne décolle. La raison, elle, est aussi douloureuse que traumatisante : le suicide soudain de Mirko, son frère, alors considéré comme un grand espoir de San Lorenzo, le 4 avril 2000. En proie à une dépression, et à une multitude de petits problèmes, Mirko décide de s’ôter la vie alors même que quelque temps avant, le Real Madrid était prêt à l’acheter, et que Majorque était même revenu à la charge, malgré sa grave blessure au genou. « Je suis resté libre après San Lorenzo, et je suis allé au Mexique, mais je n’ai pas pu rester pour des raisons de quotas d’étrangers. Ensuite, j’ai pris la direction du Paraguay, mais est arrivé ce que l’on sait à mon frère, et je suis allé à Chicago. Mais ça ne s’est pas bien passé du tout. Au début, je croyais qu’être auprès de mes parents était le meilleur, mais ça m’a beaucoup coûté. Quand mon contrat s’est terminé, le club voulait me garder, mais mon agent a demandé beaucoup d’argent et ils n’ont pas accepté. Et il est vrai que l’histoire de mon frère a beaucoup compté. J’ai donc pensé à faire mon chemin dans un autre pays, commencer de zéro », confiait-il lors d’une interview à Marcha.

De là, l’atmosphère deviendra intenable pour Martin, privé de son frère, mais aussi de celui qu’il considérait comme son meilleur ami. La douleur est trop forte, le sentiment de culpabilité de ne pas avoir pu empêcher le geste aussi, et tout, ou presque, lui rappelle son frangin tragiquement décédé. Surtout que, parfois, la bêtise revient le frapper en pleine face « Quand je jouais à Chicago, les supporters rivaux me criaient des choses vraiment moches à propos de mon frère. J’étais vraiment mal, et au final, je me suis échappé », ajoutait-il à La Revista Del Ciclón. Sans oublier la sortie de Diego Maradona qui, sept jours après le drame, n’avait rien trouvé de mieux à dire qu’il n’avait rien contre Sarić, mais que celui qui se suicidait « était un trouillard. »

Martin et Mirko, ensemble. | © marcha.org.ar

Le salut viendra de sa terre d’origine, la Croatie, où il trouve refuge aussi pour s’extirper d’un contexte argentin devenu, logiquement, bien trop pensant. En 2002, Martin Sarić signe au NK Zagreb. Un retour au pays, en quelque sorte. « C’était la première fois que je revenais en Croatie. J’ai choisi cette option parce que je suis très patriotique, et j’avais envie de bien connaître la langue, de savoir d’où venait ma famille. J’avais une opportunité pour aller au Brésil, au Vitoria Bahia, mais j’ai décidé de choisir la Croatie par amour pour mon pays », nous explique-t-il. Parce que même à Buenos Aires, l’influence de la terre mère n’est jamais bien loin. « J’ai toujours vécu les choses avec beaucoup de passion pour la Croatie. D’ailleurs, j’ai un tatouage en rapport à ça, que je me suis fait faire pour ma famille. J’ai toujours eu beaucoup de liens avec la Croatie », s’enthousiasme Sarić.

Mais il ne restera pas longtemps dans la capitale, puisqu’il rejoint assez vite Rijeka, sur la baie de Kvarner, toujours en Croatie. L’adaptation, elle, se fait assez rapidement. « Le football est un langage universel, comme on dit. Certes, il y avait quelques différences par rapport à l’Argentine, mais je suis me suis adapté assez rapidement. En Argentine, ça vit avec un peu plus de passion, ce sont deux cultures différentes. Mais en Croatie, le foot aussi est le sport national. C’est également quelque chose d’important », détaille-t-il.

Surtout que Martin Sarić met un point d’honneur à ce que son intégration soit parfaite, ne négligeant aucun aspect. « Je me suis senti très à l’aise une fois que j’avais bien appris la langue, ce qui m’a pris plus ou moins six mois. Et de là, j’ai commencé à beaucoup parler en croate. Au niveau de la nourriture, ce n’était pas tant différent. J’ai été élevé dans la culture croate, avec ma grand-mère qui me cuisinait des plats », évoque-t-il. Sur place, il rencontre notamment la cousine de son père, et visite la maison de son arrière-grand-mère. Un retour aux sources, en gros, qui l’éloigne un peu de son histoire pesante en Argentine.

En Croatie, il découvre un club différent, où il glane son seul trophée européen : un titre de champion, en 2002, avec le NK Zagreb. « À Rijeka, c’est Zlatko Kranjcar, qui m’avait déjà fait venir à Zagreb, qui m’a ramené avec lui. Il y avait une base de supporters plus forte, alors qu’elle était plus petite à Zagreb. On a terminé champion en 2002. Ça se passait bien pour moi en tant que footballeur, puis, ensuite, je suis allé ailleurs. Rijeka m’a beaucoup plus, parce qu’il y avait la mer « , retrace-t-il.

Un tour d’Europe des cultures

En Europe, Sarić trouve l’apaisement qu’il était venu chercher. Et après son passage, l’Argentin de nationalité qu’il est entame un petit tour d’Europe : la Slovénie (Ljubjana) dans la foulée de la Croatie, puis Israël (Hapoel Beer Sheva en 2005, puis l’Hapoel Ramat Gan sur la saison 2007-2008), la Roumanie (Politehnica Iaşi puis Oțelul Galați entre 2006 et 2007) avant de terminer son voyage à Celje, en Slovénie. « J’ai appris à connaître des cultures différentes. En Slovénie, c’était assez similaire à la Croatie, avec une langue un peu différente, mais ils parlaient aussi un peu le croate. Et à l’issue des quelques mois où j’étais là-bas, une formation israélienne m’a acheté. En Israël, la culture était différente. J’avais un peu d’incertitudes autour du pays, mais ils m’ont très bien traité », analyse-t-il,  avec le recul des années.

Et, à chaque fois, il arrive à trouver des compatriotes. « Dans tous les pays, retrace-t-il. En Slovénie, j’avais Martin Magister, qui était le préparateur physique. Et en Israël, il y avait beaucoup d’Argentins. » Le tout, sans jamais souffrir d’un manque du pays qu’éprouvent, parfois, les footballeurs sud-américains venus tenter l’expérience sur le Vieux Continent. « Ça ne m’a jamais manqué, et à chaque fois j’étais intéressé par le fait d’apprendre la langue et la culture de chaque pays, pour me sentir à l’aise avec eux, révèle Martin Sarić. C’est pour cela que je me sentais bien dans chaque endroit où j’étais. En Argentine, tu as beaucoup de joueurs, beaucoup d’équipes, mais il leur manque la partie de l’éducation et du caractère pour être ce que sont leurs homologues européens. »

© torontofc.ca

De ce tour d’Europe, Sarić en ressortira enrichi humainement, fort d’expériences que le football de l’Est est sans doute le seul à offrir  : les retards de salaire, des matchs à -10 degrés en Roumanie, ou d’autres à plus de quarante, en Israël, où il croisera d’ailleurs la route de fans de San Lorenzo, qui disposent d’une peña locale. « Mais une des choses qui m’a le plus marqué, c’est quand je me suis rendu compte qu’en Roumanie, les matchs s’achetaient, confiait-il. Quand je jouais à Iasi, une fois, on a marqué alors qu’on était supposé perdre. Moi, évidemment, je n’étais pas au courant. Et je m’en suis rendu compte en me rappelant que la veille, un coéquipier m’avait dit : ‘demain, on ne gagne pas’. Et j’avais répondu : ‘comment ça, on ne va pas gagner ?’. Ensuite, j’ai su que l’entraîneur aussi le savait. Quand j’ai su qui levait le pied, je suis allé le trouver, je l’ai pris par le col en lui disait que s’il faisait un truc de travers, je le tuais. Et au final, on a gagné 3-0. »

Après une pige en MLS, à Toronto, et un retour au Deportivo Luqueño, il raccroche les crampons, en 2011. La faute à un genou récalcitrant, qui l’a sans doute privé d’un meilleur destin en Europe. « J’ai dû arrêter à 32 ans, à cause de ça, évoquait-il en avril 2015. J’ai un restaurant à Palermo (un quartier de Buenos Aires), et je suis lié au football avec un groupe d’investisseurs qui possède un club de D2, le Sport Clube Freamundo. Je gère le rapprochement avec les entreprises, et la vente de joueurs.  » Et la situation n’a pas trop changé : « Je me consacre un peu à ça : je suis un intermédiaire, un « capteur » de jeunes pour qu’ils aillent jouer en Europe. Et je suis attentif sur un point précis, au-delà du football : l’éducation et le caractère. Sinon, sans ça, ça sera très difficile pour eux de s’adapter à ces pays, nous indique-t-il. Je suis toujours en lien avec les gens en Croatie, et je voyage beaucoup en Europe pour être en contact avec des gens du monde du football. « 

Un cœur partagé

Alors, comment ne pas voir un petit signe du destin, au moment du tirage au sort ? Placées dans le même groupe, les sélections argentines et croates devront croiser le fer pour essayer de se frayer un chemin en huitièmes. « J’ai été élevé en Argentine, mais mon coeur est croate. Et jeudi, ce sera un jour difficile. Je ne préfère même pas imaginer comment je vais vivre ça. C’est quelque chose de très compliqué », répond-il à la question cruciale de savoir qui il supportera. « La Croatie a battu le Nigéria, et je pense que s’ils battent l’Islande, ils seront qualifiés. Si l’Argentine bat la Croatie puis le Nigéria, ils seront sans doute qualifiés. Mais je préfère que les deux se qualifient ! Il faudrait donc que l’Argentine gagne, ou alors qu’il y ait un match nul, et que l’Argentine batte le Nigéria », reprend Sarić, un peu plus sérieusement.

Parce qu’entre sa terre natale et celle de ses ancêtres, forcément, le choix est cornélien. Et les deux hymnes seront chantés, a-t-il promis. « Je vais le vivre avec mes enfants, ma famille. Et comme je te l’ai dit, ça sera très difficile. Si je me mets à penser à la qualification des deux équipes, ça serait bien que l’Argentine gagne, analyse-t-il. Mais, en même temps, je crois que la Croatie peut battre l’Islande, qui laissera des espaces pour aller chercher sa qualification, et se qualifier. Peu m’importe qui termine premier entre l’Argentine ou la Croatie. Je veux juste que les deux passent. »

Mais, en observateur avisé qu’il est, Martin Sarić a pu observer ses deux nations de coeur, aux parcours légèrement différents. L’Albiceleste, elle, semble afficher toutes les peines du monde à trouver son identité, malgré Messi. « Le problème c’est qu’elle cherche beaucoup une idée de jeu, et une manière de jouer, afin d’être une équipe solide, et ça lui coûte. Et par rapport à ce qu’était l’Argentine avant, ça a beaucoup changé. Il n’y a pas d’entraîneur ni de dirigeant qui pourra le réussir, estime-t-il. C’est très difficile de parler de l’extérieur quand on n’est pas dans le groupe ou dans la sélection. On peut voir un peu de l’extérieur, mais je ne suis personne pour juger, parce que j’imagine que ça doit être très difficile pour diriger la situation avec tout ce qu’on dit sur Messi, ce que disent les journalistes : c’est très difficile d’avoir un avis sur ça. « 

© NK Zagreb 041

Côté croate, en revanche, l’optimisme est de rigueur. « J’ai vu le match contre le Nigéria, et ça m’a beaucoup plu, notamment au niveau du jeu. Ils savent ce qu’ils font, et l’Argentine, elle, n’a toujours pas trouvé la formule, par rapport à Messi. Et ça ne les aide pas. La Croatie joue vraiment collective, avec une équipe bien consolidée, enchaîne-t-il, concernant la Croatie. J’aime beaucoup Modrić. Ce n’est pas très dur de choisir, mais il y a aussi d’autres joueurs, comme Rakitić, qui est très important. Ils ont une équipe solide, même si ça ne fut pas facile pendant les éliminatoires, en se qualifiant sur le fil. Mais ils ont aussi leurs soucis internes, mais je te redirais la même chose que pour l’Argentine : c’est difficile d’avoir une opinion quand on n’est pas dedans. » Parce que depuis son passage, les choses ont évolué pour le petit pays des Balkans. « La Croatie a toujours eu des footballeurs qui s’imposent en Europe. Aujourd’hui, avec l’entrée dans la communauté européenne, on voit plus de Croates dans le football européen des grands pays « , appuie Martin Sarić, qui espère un beau match. « J’aime la Croatie et l’Argentine », résume-t-il, histoire de mettre des mots sur un sentiment que beaucoup de bi-nationaux éprouvent à travers le monde.

Et vient alors un petit regret, au fil de la discussion : celui d’être passé tout proche de concrétiser le rêve de porter la tunique croate. « Mon souhait a toujours été de jouer pour la Croatie. Quand j’étais plus jeune, c’était plus dur de jouer pour l’Argentine que pour la Croatie. Mais j’ai eu l’opportunité pour être en sélection quand Zlatko Kranjčar en était le sélectionneur. Je jouais en Israël, à l’Hapoel Beer Sheva, mais ça ne s’est finalement pas fait », détaille Martin Sarić. Mais le bonhomme n’est pas du genre à ressasser, non. « Quand tu joues au foot à un niveau professionnel, que tu travailles, il faut donner le maximum pour progresser, embraye-t-il. Et pour moi, le maximum, c’était arriver à la sélection croate. J’ai fait tout ce que j’ai pu, donc je n’ai pas de regret. »

Jeudi, donc, il sera devant son poste de télé. Sans trop savoir qui soutenir, certes, mais en se disant que le football peut aussi réserver des moments uniques. Comme celui qui lie, sur 90 minutes, deux pays qui ont tant représenté pour la famille Sarić. Là où tout a commencé, contre là où l’avenir s’est écrit. Et Mirko, de là-haut, n’en perdra pas une miette, lui non plus.

Martial Debeaux / Propos de Martin Sarić recueillis par M.D pour Footballski 


Image à la une : George Frey/Getty Images/AFP

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