Elle est là : la Coupe du Monde 2018. La vôtre… et la nôtre. Pour fêter cette compétition, chez nous, dans nos contrées russes, notre rédaction a décidé de faire les choses comme il faut en vous offrant différentes séries d’articles. Il est temps de passer à l’heure russe !

Natif de Dijon, Stjepan Cvitkovic, 36 ans au compteur, a été bercé dans une double culture franco-croate depuis sa tendre enfance. La preuve ? Il répond à cette interview en direct de Sinj, à trente-cinq kilomètres de Split, dans le sud de la Croatie, où il a pris l’habitude de revenir dès que possible. Là où tout a commencé, ou presque, pour cet ancien défenseur central passé sous les ordres de Rudi Garcia, et qui a pas mal voyagé en France et en Belgique avant de poser ses valises à Dunkerque, son dernier club, où il a entamé récemment une reconversion pour devenir entraîneur.

Quel est ton lien avec la Croatie ?

Mes parents sont venus en France, et ils s’y sont rencontrés, ce qui est assez marrant. Ils sont venus chacun de leur côté. Mon père, lui, est arrivé avant. Et ils se sont rencontrés quand ma mère est venue voir sa sœur en France. Elle est restée quelque temps là-bas, avant qu’ils ne se croisent à Dijon. C’est là que je suis né.

Tu as toujours baigné dans cette double culture ?

Ah oui, tout à fait. Toute ma famille est croate, donc j’étais bercé par la culture croate, mais aussi la française, puisque j’y ai grandi.

À quel intervalle reviens-tu en Croatie ?

Tous les ans, dès que j’ai mes vacances. Avant, c’était un peu plus simple. Donc c’est Noël, et tous les étés, au minimum.

Tu avais prévu de suivre ce Mondial sur place, du coup ?

Je suis resté à Dijon chez mes parents pendant un peu plus d’une dizaine de jours. J’ai regardé les phases de groupe en France, et je suis arrivé après le huitième de finale contre le Danemark.

Comment est l’engouement sur place ?

Incroyable. C’est phénoménal, une ambiance folle. On ne peut même pas l’imaginer. Les gens ne vivent que pour ça. Tout s’arrête, et les magasins ferment plus tôt. Ici, en Croatie, en général, ils ferment plus tard, certains vers 22 h. Mais là, tout était fermé dès 19 h. Et tout s’est arrêté l’espace du match. Tout le monde, et vraiment tout le monde, a regardé la rencontre. Du plus jeune au plus ancien.

Tu l’as vécu comment, ce match ?

On est toujours un peu partagé. On se dit qu’avec l’expérience, ils sont capables de gérer ces choses-là. Mais aussi qu’en ayant joué toutes ces prolongations, on est un peu fatigué, forcément. Et physiquement éprouvés, avec certains joueurs qui étaient allés en finale de Ligue des Champions, comme Modric, ou même Rakitic, qui a beaucoup joué avec le Barça. On se dit qu’à un moment donné, on va peut-être s’écrouler physiquement. Mais on a vu que ce but marqué a tout changé, et que derrière, on courait même plus que les Anglais, ce qui est paradoxal. On sent que les garçons ont vraiment envie de faire quelque chose de grand. On sent une équipe. On a été mené trois fois sur les trois derniers matchs, et à chaque fois on a eu la force mentale de revenir calmement, sans se précipiter.

Ton attachement à la Croatie, en termes de foot, est arrivé dès que tu étais petit ?

Mon club de cœur, c’est l’Hadjuk Split. Forcément, c’est chez moi ici. Quand j’étais plus petit, on venait deux mois en vacances avec mes parents, et mon père m’emmenait voir les matchs. C’était une ambiance de fou, avec 35.000 ou 40.000 personnes dans le stade. Souvent, c’était les tours préliminaires de Ligue des Champions, parce qu’ils gagnaient souvent le titre à l’époque, contrairement à maintenant, où c’est plutôt le Dinamo Zagreb qui a pris la relève. L’Hadjuk, on l’a vraiment dans le cœur. C’est un club que je suivrai toujours. Un peu comme les fans de l’OM dans le sud de la France. C’est vraiment une passion.

Tu évoquais ton père : en tant que Croate, l’amour du foot se transmet-il de père en fils ? Le foot, c’était évident pour toi d’en faire ?

Mon père en a fait, mais malheureusement pour lui, il a dû travailler un peu plus tôt que moi. Il a joué en DH un peu quand il est arrivé en France. Et moi, naturellement, j’ai suivi ce chemin-là. Je ne me disais pas que j’allais en faire mon métier, ce n’était pas un objectif au départ, puisque j’étais parti en fac d’anglais. Puis à Dijon, il y a eu un petit concours de circonstances avec un joueur qui s’est blessé gravement, un autre qui est parti vivre aux États-Unis. Du coup, je suis arrivé dans le groupe de l’équipe première, en National, et j’ai joué toute la phase retour, à 18-19 ans. C’est comme ça que j’ai commencé à en faire mon métier. L’année d’après, j’ai eu Rudi Garcia comme coach qui, lui, a beaucoup mieux réussi que moi (rires). Et de là, j’ai lancé ma carrière. Mais je n’étais pas pré-destiné à le faire. Le foot, après la religion, c’est en n°2 en Croatie.

Tu jouais défenseur. Avais-tu quelques caractéristiques d’un joueur de l’Est ?

Ouais, un petit peu (rires). J’étais très rugueux, et je savais être un peu truqueur quand il le fallait aussi. Un peu provocateur, puis tous ces autres trucs, et notamment le fait de ne rien lâcher. Ça, plus le fait d’être très fort mentalement, c’est quelque chose qu’on a ici. Et c’est pour ça que j’ai réussi à durer à ce niveau-là, parce que j’avais peut-être moins de qualité que d’autres. Par contre, je n’ai jamais rien lâché. Jamais.

En 1998, tu avais 16 ou 17 ans. Te rappelles-tu de cette demi-finale entre la France et la Croatie ?

Je m’en rappelle très bien. J’étais en Croatie, et on regardait ça sur écran géant, dans ma ville. Ça a été un choc, pour nous. Après l’ouverture du score, on se voyait en finale. On était encore en train de célébrer le premier quand on s’est retourné vers l’écran et on a vu les Français fêter un truc, mais on ne comprenait pas. On n’avait pas vu le but de Thuram (rires). Ça a été une cicatrice pendant très longtemps, et elle est toujours présente, d’ailleurs. Moi, je ne regarde pas le reportage des Bleus en 98. Quand je le vois, je zappe. Ça ne s’est jamais refermé. Sauf si on réussit à le faire en gagnant la finale. Mais ça a été quelque chose de très douloureux en Croatie. On l’a gardé comme un traumatisme.

Tu penses que c’est quelque chose qui peut servir de base de motivation pour les joueurs croates ?

Il y en a qui l’ont vu, et qui ont dû le garder en eux, je pense, notamment ceux qui sont un peu plus âgés, comme moi. Après, pour les plus jeunes, un peu moins. Puis ils ont d’autres sources de motivation que cette demi-finale, parce que vingt ans sont passés. Ça aurait été quatre ans après, encore… Ils n’ont plus rien à perdre, puisque les Français sont favoris. Ils ont fait un parcours exceptionnel, avec trois prolongations et deux séances de tirs au but, donc ils vont jouer libérés et se lâcher. Et essayer d’aller au bout.

Quand la France et la Croatie se rencontrent, c’est un déchirement, ou un choix simple en faveur d’une des deux nations ?

Le choix se fait, parce que j’ai vraiment la Croatie dans le cœur en numéro 1. Mais après la Croatie, c’est sûr que c’est la France. Donc quelque part, je ne serai pas perdant ! Mais je ne peux pas mentir, j’ai une préférence pour la Croatie. Tout le monde le sait autour de moi, tous mes amis en sont bien conscients. Forcément, si on perd, je vais me faire chambrer pendant très longtemps. Mais ce n’est pas grave : le principal, c’est d’être arrivé en finale.

Quand on repense à cette campagne de qualifications de la Croatie, ça n’a pas toujours été flamboyant. Comment expliques-tu cette montée en puissance ?

Si on suit bien les qualifications, on était pratiquement qualifié avant de jouer les trois ou quatre derniers matchs. Ou en très bonne position, plutôt. Et on prend un but qui change tout en Islande, à la 90e. Ça leur avait permis de recoller, et derrière, on n’a pas réussi à passer cette barrière psychologique, alors qu’on avait dominé ces phases de qualifications. Le fait de changer de sélectionneur a fait énormément de bien, parce que le précédent était, pour moi, de l’ancienne génération. Il avait du mal à faire des changements. J’étais au match contre le Portugal à l’Euro, à Lens, et on perd à la 117e, en prolongation. Il a fait son premier changement à la 88e, et il faisait ça à tous les matchs. Tu me diras, Dalic n’en a pas fait hier (mercredi, en demi-finale face à l’Angleterre), mais il en fait d’habitude. Et il a amené un nouvel élan, notamment sur ces barrages, parce qu’on lui a filé l’équipe trois jours avant. C’est là que quelque chose s’est créé dans cette équipe, je pense, en communion avec le coach. Tous les joueurs sont arrivés à maturité pratiquement, surtout les cadres, et forcément, ça donne ce qu’on a vu. C’est une équipe qui, malgré ce qui peut se passer, les contretemps avec les ouvertures du score rapides, réussit toujours à relever la tête et reprendre le dessus sur l’adversaire. Il y a une identité de jeu, avec son jeu de possession. Puis on a beaucoup de joueurs capables de marquer, et on l’a vu, puisqu’il y en a huit ou neuf qui l’ont déjà fait sur la compétition.

© usldunkerque.com

La Croatie a souvent été cet outsider que les gens voyaient capable de faire quelque chose. Là, on a la sensation qu’ils ont enfin concrétisé les attentes…

C’est ce que je te disais tout à l’heure : ils sont arrivés à maturité. On a connu quelques traumatismes par le passé. Finir troisième du Mondial, à l’époque, c’était une performance énorme pour nous, parce que c’était en 98 et seulement notre deuxième compétition depuis l’indépendance de la Croatie après les quarts de l’Euro 96. Il y a eu traumatisme contre la Turquie à l’Euro, en 2008, où on ouvre le score en prolongations en quart avant de se faire égaliser à la 121e, sur le dernier dégagement du gardien turc. Et après, on rate quatre penaltys sur cinq, parce qu’on avait la tête dans le sac. Mentalement, on n’était pas prêt. Et contre le Portugal, ça a été un peu la même chose. On les a dominés, et on encaisse ce but à la 118e. Il nous manquait toujours quelque chose. Là, le déclic a eu lieu, notamment contre le Danemark. Tout le monde nous voyait favoris, mais c’est une équipe costaude, très difficile à manœuvrer. Du coup, on a bien galéré, en prenant ce but à la 50e seconde. C’est de là que tout est parti.

Il y a eu quelques affaires extra-sportives aussi, récemment, avec Modrić et son procès. Tu avais suivi un peu ?

Oui, je suis au courant de tout ce qui s’est passé. Heureusement que ça arrive à des grands joueurs qui sont capables de faire abstraction de tout ça. Ce n’est jamais plaisant, que ce soit lui ou Lovren, d’avoir ces affaires qui sortent deux ou trois mois avant la compétition. C’est des choses qui se sont passées quand ils étaient plus jeunes, quand ils ont signé des contrats avec Mamić, le président du Dinamo, où ça les engageait à lui verser à vie un pourcentage sur le salaire. Eux, ils étaient jeunes, et ils se sont fait un peu avoir. Mais quelque part, oui et non. Lui a quand même réussi à les vendre à des gros clubs, et ils ont fait la carrière qu’ils ont fait grâce à lui, parce qu’il est allé les chercher. On peut regarder la chose dans ce sens. Forcément, il y a de l’argent qui a été détourné. Mais il n’y a pas qu’en Croatie. C’est partout pareil, de toute façon. Il y a toujours des intermédiaires, des mecs qui se servent au passage. C’est juste que là, c’est révélé au grand jour.

Est-ce que tu as eu, dans ta carrière, l’occasion d’aller tenter ta chance en Croatie en tant que joueur ?

J’ai eu ma chance une seule fois, quand j’étais à Dijon, avec Rudi Garcia. À la trêve, j’étais parti voir l’Hadjuk Split justement, pour discuter avec eux. Ils cherchaient un défenseur, et j’avais 19 ans. Malheureusement, ça ne s’était pas fait, parce que Dijon ne m’avait pas libéré pour la trêve. Du coup, derrière, j’ai raté le train pour signer là-bas et ça ne s’est plus jamais représenté.

Est-ce que c’est un petit regret ?

J’aurais bien aimé, honnêtement. Mais je pars toujours du principe que dans la vie, on a ce qu’on mérite, et on a tous un destin. Ce n’était pas le mien, voilà. J’aurais pu mourir après avoir joué pour la Croatie et entendu une fois l’hymne national, ça m’aurait suffi. Je n’ai pas réussi à le faire, et je n’avais pas les qualités pour. C’est le Graal. C’est quelque chose que tout Croate rêverait de faire.

Tu es passé entraîneur maintenant…

Oui, tout à fait. Depuis l’année dernière, exactement. J’avais arrêté à Noël l’année d’avant, et j’avais bossé un peu pour le club de Dunkerque, dans le recrutement. On avait préparé la reconversion, et j’allais voir quelques matchs. Tout naturellement, on m’a proposé le poste d’adjoint en équipe réserve, qui évolue en National 3. J’ai accepté avec plaisir, et ça s’est super bien passé, parce qu’on a fini cinquième, alors qu’on venait de monter de DH à l’époque. J’ai beaucoup appris, et je dois encore beaucoup apprendre. Cette année, je passe mon BEF, et je serais toujours adjoint de la N3 en prenant les U18 en coach principal. Pas mal de boulot, donc.

Joueur en Croatie, ça n’a pas pu se faire. Est-ce qu’entraîneur, ça pourrait te tenter ?

Moi, tant que je suis dans le foot, tout va bien. J’ai ce truc en moi de me dire que si je n’ai pas réussi à atteindre le monde professionnel en tant que joueur – j’ai toujours eu des petits contretemps qui ont fait que…. La chance pour certains, le bon agent, ou le mauvais, justement, qui a fait que je n’ai pas pu signer en Ligue 2 en France, alors que j’ai eu quelques opportunités – et bien je me dis que je vais me donner tous les moyens pour y arriver en tant qu’entraîneur ou dans un autre domaine footballistique. Si je peux en Croatie, je ne me gênerais pas. Mais ce n’est pas une priorité. Ce serait plutôt de passer mes diplômes, progresser, et de voir jusqu’où je peux aller.

En revenant si souvent en Croatie, comment expliques-tu qu’un si petit pays en termes d’habitants arrive à avoir autant de joueurs de talent ?

Le sport, c’est plus culturel chez nous. Ils ne pensent pas à un moyen de s’en sortir au départ. C’est que quand tu vas en Croatie, dehors, et que tu as un petit terrain de five, de basket, ils se mettent des petits buts et ils jouent au foot, au basket. Tous les enfants font du sport, en fait, et ils sont rarement chez eux. En France, à mon époque, c’était un peu comme ça. Maintenant, ça l’est moins, parce qu’avec les nouvelles technologies, les enfants s’enferment un peu, et je trouve ça dommage. En Croatie, ils ont gardé ça, cette culture du sport, de toujours faire du foot en priorité, mais on est bon dans pas mal de sports aussi, comme le hand, le basket où on revient, le water-polo. Et c’est ça qui fait qu’on arrive à avoir de bons résultats sur la scène internationale, alors qu’on est un tout petit pays.

Dernière question : comment vas-tu vivre cette finale ?

Je vais aller certainement chez mon témoin de mariage, qui est comme frère. On se connaît depuis qu’on est petit, et on ne s’est jamais quitté. Tous les matchs, je les ai vus avec lui, et ma femme. Je ne sais pas si on prendra ma fille, parce qu’elle n’a même pas encore deux ans, donc il va falloir lui courir après tout le temps. On va peut-être la laisser à la grand-mère, et pouvoir suivre le match. Ce sera chez lui, autour d’un bon verre et après avoir bien mangé. Et puis en espérant faire la fête derrière, avec toute la ville, ou en allant à Split. Ça sera un truc de fou si jamais on réussit à gagner. Mais ce sera la fête même si on perd. Parce que nous, on a déjà gagné en ayant atteint la finale.

Martial Debeaux / Tous propos recueillis par M.D pour Footballski


Image à la une : © usldunkerque.com

1 Comment

  1. Dam 30 juillet 2018 at 14 h 55 min

    Etre attaché aux racines de ses parents et à ce peuple qui me semble des plus sympathiques est une chose louable, mais c’est gavant que des mecs nés en France ne face jamais passé leur véritable pays natal avant celui de leurs géniteurs.

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