Cet article est une reprise autorisée d’un article de Anne-Marie Mergier pour le site Proceso paru le 6 mai 2018.

Au milieu des années 1990, l’ancienne star du football bosniaque Predrag Pašić a refusé de fuir son pays lors du bombardement de Sarajevo par l’armée serbe. Au contraire, il est resté dans sa ville natale et a ouvert une école de football pour sauver environ 10 000 enfants menacés par la guerre.

« A la façon dont on frappe un ballon, on peut dire d’un l’enfant qu’il est déchiré par la guerre. Le football nous a tous permis de rester debout », se souvient l’ancien attaquant passé par Stuttgart et Munich 1860.

« Les fenêtres de la clinique et de l’appartement donnaient sur un stade de football »

Predrag Pašić est né le 18 octobre 1958 à Sarajevo. « Les fenêtres de la clinique où ma mère a accouché et les fenêtres de l’appartement familial où j’ai grandi donnaient sur un stade de football. » Parmi ses meilleurs souvenirs d’enfance, il passe des heures à regarder des matchs de football depuis le balcon de sa maison. Tout le prédestinait ainsi au football.

A l’âge de cinq ans, Predrag est le buteur vedette dans la cour de récréation de son école. A huit ans, il attire l’attention des entraîneurs du centre de formation du FK Sarajevo. A 17 ans, il commence sa carrière de footballeur professionnel dans ce même club. En 1985, il part à l’étranger et rejoint le VfB Stuttgart qui venait de remporter le championnat ouest-allemand. Ce passage en Allemagne est considéré comme l’apogée de sa carrière.

En fait, après six mois au TSV 1860 Munich, le brillant buteur décide de prendre sa retraite. En 1989, il quitte l’Allemagne et retourne à Sarajevo où il vit toujours.

Predrag Pašić est inépuisable pour décrire sa ville natale :

« C’était l’une des plus belles et des plus étonnantes villes du monde. L’Orient et l’Occident vivaient côte à côte ; les cloches des églises sonnaient et l’appel à la prière musulmane était entendu ; les synagogues côtoyaient les mosquées et les temples ; les Serbes, les Slovènes et les Croates, ainsi que les Macédoniens et les Monténégrins, mêlés aux Bosniaques, partageaient tout, mariés sans préjugés ethniques ou religieux. Sarajevo reflétait le meilleur de la Yougoslavie et avait une vie artistique et intellectuelle incroyablement riche. »

C’est cette vie culturelle qui attire Predrag Pašić lorsqu’il retourne dans son pays. Il a 31 ans, de l’argent et de nouvelles aspirations. À la surprise générale le jeune retraité ouvre une galerie d’art, fréquente des artistes, découvre de nouveaux talents et organise des vernissages. Peu après débute la guerre de Bosnie ainsi que le siège de Sarajevo qui va avec. Durant plus de trois ans (de mai 1992 à février 1996) c’est en moyenne 329 obus serbes par jour qui se sont abattus sur la ville.

Aucun bâtiment n’échappe aux obus. Au total, 35 000 bâtiments sont complètement détruits, y compris le Palais présidentiel et le Vijecnica. La Bibliothèque nationale, 2 millions de livres inestimables, le joyau de Sarajevo, est réduite en cendres. 

« C’était épouvantable. En plus de l’artillerie lourde serbe, des dizaines de tireurs d’élite tiraient sur les passants depuis les toits des bâtiments. On jouait à la roulette russe à tous les coins de rue. Nous n’avions ni électricité ni eau. En hiver, il n’y avait aucun moyen de chauffer les maisons. La nourriture et les médicaments étaient rares et les hôpitaux détruits. Les quelques écoles qui n’avaient pas été bombardées ont été fermées. Les enfants étaient traumatisés. »

Les dirigeants du VfB Stuttgart se mobilisent alors pour sortir Predrag Pašić et sa famille en lui offrant un poste au centre de formation, mais il refuse.

« Sarajevo est ma ville, je suis ici avec les miens. Tout le monde me connaissait comme la star du FK Sarajevo. Je n’y ai pas réfléchi à deux fois. Je savais que je devais rester. »

« Je voulais être utile, mais je ne savais pas comment. Ce qui m’inquiétait le plus, c’était la situation des enfants. Je ne pouvais pas supporter de les savoir enfermés, oisifs, anxieux et sans espoir. C’est en pensant à eux que j’ai eu l’idée d’ouvrir une école de football sous les bombes. »

« Aujourd’hui, rétrospectivement, je me demande comment j’ai pu être aussi fou. Mais, bien sûr, nous vivions dans un chaos absolu, la mort sur nos épaules. Cela change tous nos paramètres. Ce qui me semble maintenant à peine croyable était normal dans notre monde en déliquescence. »

Former de nouvelles valeurs

Predrag Pašić met les mains dans le cambouis et « recrute » des amis sportifs qui deviennent entraîneurs. Il reprend un gymnase, le réhabilite et annonce sur Radio Sarajevo – qui continue à diffuser malgré les attaques permanentes – la création de l’école de football de Bubamara (la coccinelle en serbo-croate). L’école est ouverte à tous les jeunes sans distinction. Cette dernière ouvre ses portes le 13 mai 1993. En une semaine elle passe de 200 à 300 stagiaires, parmi eux un certain Edin Džeko.

« Je n’avais jamais imaginé que tant de petits viendraient, admet-il. Nous les divisions en groupes de 30 en proposant différents horaires afin de satisfaire le plus grand monde. L’encadrement technique travaillait 10 heures par jour, sept jour sur sept. Le week-end, nous avions l’habitude d’organiser des tournois. Les enfants allaient en classe trois fois par semaine et, bien sûr, passaient une partie du week-end à Bubamara. C’était un sentiment extraordinaire. »

Portant les mêmes vêtements de sport, partageant la même passion, respectant la même discipline, les jeunes découvrent la force d’un groupe uni et profitent d’un instant de paix. Cette joie contagieuse touche aussi les parents. Bubamara était le prolongement de l’existence pacifique et multiculturelle de Sarajevo. 

« Bubamara était une oasis de paix. En dehors de l’école, des Croates, des Serbes et des Bosniaques ont été tués. A Bubamara, parents, éducateurs et jeunes enfants faisaient comme si de rien n’était et essayaient de vivre pacifiquement comme ils l’avaient toujours fait à Sarajevo, raconte Pašić. »

« Ce qui m’a le plus affecté, souligne Pašić, c’est de percevoir la douleur des petits. Ils ne se sont jamais plaints. En regardant la manière de courir ou de taper dans le ballon, je savais qui allait bien ou qui était traumatisé par la guerre. Je me souviens d’enfants qui sont venus à l’école un jour après la mort d’un membre de la famille…. On ne court pas de la même façon quand on vient de perdre son père ou son frère, mais on continue à courir…. Le football les a tous gardés debout. »

Après un bref silence, Predrag Pašić confesse: « En réalité, le football nous a tous gardé debout. Bubamara a donné un sens à ma vie, insoutenable à cette époque, et a tempéré mon esprit de résistance. C’est ce qu’il s’est passé pour toute l’équipe à Bubamara. »

Puis, plus détendu, il ajoute : « Les gens rient quand je parle d’un miracle, mais ce n’est pas une blague. Sans miracle, il n’y a pas moyen de comprendre la chance que nous avons eu : nous étions tous les jours sur les terrains, et nous n’avons jamais eu à pleurer la mort d’un enfant. Avant d’arriver à l’école, il fallait traverser un pont qui était dans la ligne de mire des tireurs d’élite. Beaucoup de passants ont perdu la vie en la traversant, mais les balles n’ont jamais atteint les enfants. »

Bubamara lors d’un tournoi en Italie. A droite du petit garçon qui tient le trophée se trouve un certain Edin Dzeko (avec la casquette). Image tirée de l‘article du Telegraph.

Pašić assure d’abord seul le financement de l’école. Cependant, dès qu’ils apprennent son initiative, les joueurs du VfB Stuttgart et de Liverpool l’aident avec de l’argent et toutes sortes d’équipements sportifs. Plusieurs organisations non gouvernementales font également partie de ce réseau de solidarité. On notera l’absence notable de la FIFA.

Pendant la guerre, les éleves de Bubamara ne manquent de rien. Mais au-delà du soutien matériel, la reconnaissance de clubs européens et de célèbres joueurs comme Jürgen Klinsmann font la fierté de l’école de foot. Les jeunes footballeurs reprennent espoir.

Entretenir l’espoir

25 ans après le siège de Sarajevo, Predrag Pašić reste indigné par la passivité – c’est un « euphémisme, » dit-il – de la communauté internationale face à la tragédie en Bosnie-Herzégovine. Cependant Bubamara ne ferme pas ses portes après la guerre. Au contraire, en pleine période de reconstruction du pays, Pašić considère qu’il est plus utile que jamais de continuer à inculquer aux jeunes les valeurs de solidarité, de tolérance et d’esprit d’équipe.

Grâce à la mobilisation de nombreux sportifs européens, de grands clubs comme l’Inter Milan et des organisations non gouvernementales, Pašić agrandit et modernise ses installations. En 2003 il déménage dans un complexe sportif près de l’aéroport de Sarajevo, à la frontière entre la Fédération de Bosnie et la Republika Srpska. Le succès est tel qu’il doit ouvrir quatre autres écoles, deux dans la Fédération et deux dans la Republika Srpska.

Le petit Edin Dzeko a aujourd’hui bien grandi. Image tirée également de l‘article du Telegraph.

Mais plus le temps passe, plus la philosophie de Bubamara et la personnalité rebelle de Pašić déplaisent à l’élite ultra-nationaliste qui domine la vie politique du pays.

« Pour s’inscrire sur les listes électorales de mon pays, il faut se déclarer serbe, croate ou bosniaque (bosniaque musulman). J’ai refusé d’obéir. Je suis serbe et orthodoxe, ma femme est catholique et notre fille est mariée à un musulman. Nous nous sentons Bosniaques, habitants de Bosnie-Herzégovine. Point. »

« Je ne voulais pas m’enfermer dans un modèle nationaliste. Je suis bosnien. Mais le Bosnien n’existe pas dans les registres de l’état civil. J’ai donc été placé dans une catégorie qui n’existe qu’en Bosnie-Herzégovine : « Autres », dans laquelle il y a aussi des Juifs et des Roms (Tsiganes). Les « autres » sont des citoyens de seconde classe. Aujourd’hui, je me sens comme un paria dans mon propre pays. »

Après lui avoir refusé ses droits, les autorités s’attèlent à lui retirer la direction du centre sportif qui abrite Bubamara. Pašić essaie de se défendre. Il contacte les responsables de son FK Sarajevo, qui ne répondent pas à ses appels.

Fin avril 2014, il retrouve toutes les portes de Bubamara fermées et gardées par des agents de sécurité privé. Il porte plainte. Ses avocats, tous anciens élèves de l’école de football, se lancent dans une bataille qui menace de durer des années. La pression politique est terrible et Pašić fini par jeter l’éponge. Actuellement, le FK Sarajevo est propriétaire des installations de Bubamara mais l’école n’existe plus.

« Tout ceci est le résultat des Accords de Dayton qui nous ont divisés selon des critères ethniques et religieux, ratifiant ainsi le nettoyage ethnique effectué pendant la guerre. Il n’y a plus de place dans mon pays pour Bubamara. Le Parti de l’action démocratique au pouvoir, détruit systématiquement tout ce que j’ai fait pendant 20 ans. »

« Il ne me reste qu’une consolation. Plus de 10 000 enfants sont passés par mon école. Je garde une trace de beaucoup d’entre eux. La plupart d’entre eux sont de bons professionnels. Une quarantaine d’entre eux sont d’excellents footballeurs professionnels. Et aucun n’a fini dans les rangs des partis politiques qui ont pourri la Bosnie-Herzégovine. »

« Il ne se passe pas une semaine sans que je ne croise quelques anciens élèves dans la rue, au restaurant ou au cinéma. Tout le monde me dit la même chose :  » Tu m’as sauvé de la haine « . Et ça personne ne me l’enlèvera. »

Tous propos recueillis par Anne-Marie Mergier pour Proceso.com.mx.

Traduction autorisée par Lazar Van Parijs.

Couverture : Alchetron.com

Article original paru le 6 mai 2018 (lien vers l’article en espagnol).

A ce sujet vous pouvez également (re)lire un article de Libération de 1996.

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