Comme nous ne faisons rien comme personne, nous sommes allés voir un match de quatrième division au cœur de la Transylvanie. A Copșa Mică pour être plus précis. Une ville qui a détenu, dans un passé pas si lointain, le titre peu enviable de ville la plus polluée de Roumanie, et même d’Europe.
Elle apparaît enfin. Après près d’une heure de route en bus depuis Sibiu, l’immense cheminée se dresse à la sortie d’un nouveau virage. Disparaissant entre les nuages qui ne vont pas tarder à laisser place à un ciel bleu, elle annonce l’arrivée prochaine à Copșa Mică. Nous ne sommes pourtant encore qu’à Axente Sever, la ville voisine, à une poignée de kilomètres. Loin de la beauté colorée de Sibiu ou de la magnificence des bâtiments médiévaux de Sighișoara et Mediaș – la grande ville la plus proche, dont le Gaz Metan évolue en Liga 1 – c’est bien ici, le long de la Nationale 14, que nous avons choisi de passer notre dimanche après-midi de football.
Copșa Mică, ce sont plusieurs églises, dont une impressionnante église orthodoxe grecque entièrement construite en bois sculpté, des dizaines de ruelles aux maisons traditionnelles, mais également quelques immeubles ouvriers, vestiges plus ou moins bien conservés d’une époque révolue. Certains ont entièrement été rénovés, d’autres non, et notamment le plus proche de la route, laissé à l’état de ruine. Mais Copșa Mică, c’est surtout un titre, celui de ville la plus polluée de Roumanie, et un surnom: «la ville noire». Un surnom bien porté en ce dimanche, puisque notre arrivée au stade est accompagnée d’une volute de fumée noire s’élevant dans le ciel. Rien de grave, un incendie rapidement maîtrisé qui détruit trois hectares de végétation. Loin, bien loin de ce qu’a connu la localité durant des décennies.
La ville noire
Son titre de ville la plus polluée de Roumanie et d’Europe, Copșa Mică la doit à deux noms: Carbosin et Sometra. La première nommée, Carbosin, est créée en 1939 avec l’aide du gouvernement tchécoslovaque pour produire du noir de carbone, matière première utilisée dans divers domaines, et notamment pour la fabrication de pneus, courroies, chaussures de protection et autres objets en caoutchouc. La seconde, la Societatea Metalurgică Transilvană (Société Métallurgique Transylvaine – ou Sometra), créée la même année, produit métaux lourds (plomb, cadmium), et métaux non-ferreux, tel que le zinc. Deux sociétés qui vont, au fil des décennies, radicalement modifier la petite ville et la grande plaine transylvaine au cœur de laquelle elle est située.
En un demi-siècle, l’industrialisation galopante a fait la richesse de Copșa Mică, au détriment de sa propre population. Avec l’arrivée au pouvoir des communistes en 1948, les usines sont immédiatement nationalisées. Leur agrandissement est continu jusqu’aux années 2000. A la chute du régime en 1989, elles sont à leur régime maximal. Carbosin produit cette année-là près de 25 000 tonnes de noir de carbone. La Sometra produit alors plus de 40 000 tonnes d’acide sulfurique par an, 30 000 tonnes de zinc pur, plus de 20 000 tonnes de plomb électrolytique ou encore 19 tonnes de cadmium. Une matière première vitale. Le pouvoir communiste, qui juge cette production vitale à l’économie du pays, n’en exporte pas un seul gramme.
Pour la ville et la population, cette production est également vitale. Car elle est l’unique source de travail dans cette ville de 6 000 habitants. A elle seule, la Sometra emploie 2 400 personnes à l’aube des années 90, tandis que 1 700 autres travaillent à la Carbosin, soit plus des deux-tiers de la population au total. Une population qui vit dans une ville devenue noire. La production de noir de carbone de la Carbosin provoque des rejets de fumée noire, épaisse, qui vient se déposer sur Copșa Mică et toute sa vallée. Tout est noir : le sol, les rues, les toits, les arbres, mais également les animaux et les habitants. Impossible de faire sécher le linge en extérieur, la population étend tout à l’intérieur des logements. Et quand un parvis d’immeuble est péniblement nettoyé de son épaisseur de poussière noire, il est de nouveau recouvert en quelques heures. Les images du documentaire allemand Die Schwartze Stadt (La ville Noire) réalisé en 1991, sont édifiantes. Mais ce n’est que la partie visible de la pollution.
Car la pollution la plus violente est insidieuse, invisible. Elle est provoquée par la production de métaux lourds de la Sometra. Les rejets d’acide sulfurique et de métaux sont désastreux. Durant les soixante années de fonctionnement sous le régime communiste, la production est poussée à son maximum, sans aucune restriction d’émission. L’air, les sols, les nappes phréatiques sont durablement contaminés. Toute production (eau, lait, fruits, légumes…) est contaminée. Dans la supérette de la ville, aucun produit frais n’est disponible, hormis le pain. Les fermiers ont, eux, l’interdiction de vendre leur production hors de la ville afin de limiter l’étendue de la contamination.
Longtemps, le pouvoir communiste a fermé les yeux sur les risques engendrés auprès de la population locale. Il faut attendre la fin des années 70 pour que des études soient faites. Elles démontrent que plus de la moitié des ouvriers de la Sometra présentent des taux de plomb bien supérieurs à la limite maximale autorisée. Ce taux atteint chez certains mille fois la limite maximale autorisée, et est deux fois supérieur à la normale chez les nouveaux nés. La quasi-totalité des enfants de moins de quatorze ans a des bronchites chroniques et des problèmes respiratoires. On recense également de nombreux problèmes de retard mental, d’anémie et de manque de poids.
Chez les adultes, la contamination au plomb provoque divers symptômes pulmonaires, sanguins et cardiaques. Dans les années 80, l’espérance de vie à Copșa Mică est réduite de neuf ans par rapport à la moyenne nationale. Et le taux de mortalité infantile y est le plus élevé d’Europe. Suite à un rapport détaillé de ces études menées par un médecin local, qui finit entre les mains de Nicolae Ceaușescu en 1985, la Securitate vient mener une enquête sur place. Et fait ériger en cette même année l’immense cheminée que l’on peut voir à des kilomètres à la ronde.
Un terrain noir
« Elle fait 235 mètres de haut, indique Mircea, appuyé contre le petit toit qui protège le banc de touche de l’équipe locale, l’AS Copșa Mică. Avant, les nuages de poussière restaient au-dessus de la ville, ce qui provoquait des pluies acides. Avec elle, les nuages s’étendaient sur un plus large périmètre et les a limitées un peu. » En nous entendant parler, Mircea, la cinquantaine, n’a pas pu résister et est venu se présenter à nous en s’efforçant d’utiliser toutes ses connaissances de notre langue. « La ville est jumelée avec l’Hermitage, à côté de Rennes. J’ai pu aller trois fois en Bretagne grâce à ça. J’y ai passé des vacances magnifiques chez des amis, » se remémore-t-il en détaillant ses visites avec délectation. Un récit de paysages côtiers bien loin de l’endroit où nous sommes.
A quelques centaines de mètres de l’usine aujourd’hui désaffectée, le stade de Copșa Mică n’est que le fantôme de ce qu’il a pu être. Une petite tribune aux bancs en béton pulvérisé ça et là, séparée par ce qui a autrefois été une piste d’athlétisme d’un terrain où le gazon ne pousse désespérément pas. Entre les touffes d’herbe, un sol noir, dur comme de la pierre. Le terrain a pourtant été entièrement recouvert de neige durant trois mois cet hiver, mais rien n’y fait. Même pas l’arrosage durant la matinée. Le sol est sec, voire poussiéreux. Difficilement jouable à cause des rebonds capricieux du ballon. Une situation qui va profiter aux joueurs locaux en début de match.
Maillots bleu marine, shorts et chaussettes dépareillés, les joueurs de l’AS Copșa Mică affrontent en ce dimanche l’ACS Păltiniș Rășinari pour le compte de la quinzième journée de Liga IV, la quatrième division. Une même division, départementale, mais un monde sépare les deux équipes. Car à Rășinari, village proche de Sibiu, à une petite heure de route, la mairie a décidé de mettre des moyens. Outre un équipement flambant neuf dont le jaune fluo détonne dans le paysage local, l’ACS Păltiniș Rășinari bénéficie d’un terrain tout neuf, financé en partie par des fonds européens, dont la pelouse ressemble à un billard.
Pas étonnant donc, de voir les visiteurs manquer de précision en début de partie. Et encaisser un premier but sur une passe en profondeur vers l’attaquant de Copșa Mică, qui trompe le gardien d’une invraisemblable balle piquée, dans un angle fermé et avec un rebond relativement inattendu. Immense joie des Bleu Marine, tandis que sur le bord du terrain, un joueur en chasuble endosse le rôle d’entraîneur et se lève pour crier des conseils à ses coéquipiers de Rășinari. Il le fera durant tout le match, et même à la pause.
Côté AS Copșa Mică, point d’entraîneur. Juste deux jeunes remplaçants, et Mircea, toujours accoudé au box. Président du club ? Intendant ? « Oh non ! répond-il en riant. Je suis juste supporter de mon club! » Un supporter à la famille investie, puisque son épouse fait office de soigneur, et ne manque pas de travail à mesure que le match avance. Les visiteurs reprenant l’avantage avant la pause, les chocs s’accentuent en seconde période, et les joueurs passent de plus en plus de temps à terre. Munie d’une simple trousse et d’un spray, la soigneuse de l’équipe multiplie les sprints entre le terrain et son banc, de l’autre côté de la piste.
Au fil des minutes, les visiteurs prennent l’ascendant, jusqu’à s’imposer 1-4 malgré un joueur expulsé pour un deuxième carton jaune en milieu de seconde période. Une victoire logique pour l’ACS Păltiniș Rășinari, qui vise toujours la promotion en troisième division quand le club de Copșa Mică tient tranquillement sa place en milieu de classement, sans autre ambition que celle d’exister. Et d’égayer les week-ends des quelques jeunes et enfants venus en tribune, ou jouer derrière l’une des cages. « Les gens n’ont plus rien ici, indique Răzvan, jeune journaliste travaillant pour la Gazeta Sporturilor, principal journal sportif roumain. Tout le monde a perdu son travail quand les usines ont fermé. Il restait mille salariés à leur fermeture en 2009. Il n’y a plus rien à faire. Il y a bien Mediaș qui est tout proche, mais ce n’est pas une grande ville. Alors les gens sont partis à Sibiu, voire à Bucarest ou à l’étranger. Il ne reste plus que les retraités ici. »
Malgré cet exode et le manque d’horizon pour les plus jeunes, le foot est toujours présent à Copșa Mică. Fondé en 2013, le club actuel vit comme il peut. Mais le sport a toujours été présent en ville, même avec les usines et la pollution. « Il y avait un autre terrain derrière la tribune à l’époque communiste, » affirme Mircea. Dans son dos, un train passe, toutes portes ouvertes. Sans danger, sa vitesse n’excédant pas les 40 km/h. Entre les rails et le stade, un terrain jonché de ferrailles et matériaux de toutes sortes. « Tu vois tout ça, eh bien c’était un terrain de handball avant ! Les vestiaires étaient dans le bâtiment juste à côté. Il y avait même une garderie dedans. »
Un avenir noir?
Heureux de trouver des étrangers parlant roumain, Mircea est intarissable, toujours avec bonne humeur. « La pollution? Regarde, je suis toujours là moi! Et en pleine forme! » répond-il lorsque nous abordons le sujet. Sans éluder les difficultés: « l’eau est toujours polluée. Les sols aussi. Mais les choses changent. Toutes les collines que l’on voit autour étaient pelées. On est en train de les reboiser. Avec les métaux lourds infiltrés dans le sol, l’érosion était très forte. On tente de la limiter en reboisant. » Chênes, frênes ou acacias sont en effet replantés sur les collines autrefois brûlées par les retombées toxiques. Des arbres dont la particularité est d’aider à éliminer les sols des éléments les plus nocifs. Un investissement de plus d’un million d’euros mené par le ministère des Eaux et de Forêts. Mais tout n’a pas été sans mal. En 2017, mécontent que ce même ministère ait refusé de financer des travaux d’assainissement et de canalisation d’eau, le maire de la ville, Daniel Tudor Mihalache, a tout simplement manifesté son courroux en partant à pied pour Bucarest !
Si les choses semblent ainsi aller dans le bon sens, le chemin est encore long. Sur le plan écologique comme économique. « Il se pourrait que l’activité reprenne, informe Răzvan. Une grande société industrielle grecque a racheté la Sometra l’an dernier, et veut y investir 40 millions d’euros. » Une somme immense. Mais après des années d’inactivité, il ne reste plus rien sur le site des deux anciennes usines. A force de pillage, tout a disparu. Jusqu’au béton des piliers de certains bâtiments. Et qu’en pense la population? « Je crois qu’ils y sont plutôt favorables, indique Răzvan. Pendant des décennies, les gens sont restés et ont travaillé ici malgré la pollution, notamment parce qu’ils avaient de bons salaires. Les Grecs ont annoncé qu’ils voulaient reprendre une activité sans polluer. Sur cette base, je pense que si on propose un travail aux personnes vivant ici, elles seront ravies. » Alors qu’une grande partie de la population, âgée et malade, souffre toujours des séquelles de décennies de pollution, l’avenir de Copșa Mică, s’il ne sera pas rose, pourrait être moins noir. Promesse est faite de revenir le vérifier dans quelques années.
Pierre-Julien Pera (tous propos recueillis par PJP pour Footballski)
Toutes photos © Pierre-Julien Pera / Footballski
Superbe compte-rendu, digne d’un grand titre
Pas vraiment fan de foot je ne m’attendais pas à trouver ici un tel article sur Copsa Mica.
En juillet 1990, 6 mois après la chute des Ceaucescu, j’ai visité la Roumanie à moto. Le pays était dans un état de délabrement inconcevable Après un passage à Sibiu je voulais rejoindre la cité médiévale de Sighisoara. La route nationale 14 passant par Copsa Mica.
Cette malheureuse vallée – qui abrite le Târnava, l’un des meilleures vins de Roumanie – était en effet totalement noire dans un rayon de 10km à la ronde. TOUT était noir, absolument TOUT: les habitants, les animaux, la végétation, les bâtiments de la rue au toit, TOUT ÉTAIT NOIR. Hallucinant!
Et les gens dans tout ça ? Déchirés par la peur, la honte et d’immenses misères.
Anecdote de voyage: « les gens se lavent à l’eau de source, de la belle et bonne eau de montagne. Mais elle est si douce qu’elle ne rince pas. Les gars de l’usine de carbone ne s’en plaignent pas car dans la région, il n’y aurait plus de savon depuis deux ans »
Je suis repassé à Copsa Mica l’été dernier et franchement, je n’ai pas reconnu les lieux. 28 après la pollution visible avait disparu. Pour le reste, je ne sais pas.
Traverser la Roumanie à moto en 1990, quelle fantastique aventure cela a dû être!
Par rapport à toutes les images d’époque que j’ai pu voir, la ville a beaucoup changé en effet. Mais les maux sont toujours présents, surtout chez les plus âgés. Mais paradoxalement, j’ai senti chez ceux avec qui j’ai pu discuter une grande joie de vivre, de voir que l’on s’intéresse à eux. Comme souvent dans les villages reculés de Roumanie où j’ai pu aller.
Votre anecdote est d’une force colossale, et résume parfaitement la misère de ces vies. Concernant le vin, Mircea m’en a offert une également: « Vous voyez ces collines devant? Elles étaient couvertes de vignes, sur des kilomètres, jusqu’au village voisin. Tout a disparu. Mais à cause de la pollution. Les Communistes avaient nationalisé les terres de force. A la chute du régime, on a vu arriver de nulle part des gens qui réclamaient des parcelles qui leur appartenaient, soi-disant. Difficile de démêler le vrai du faux. Mais même jusque ici, à Copsa Mica, on s’est battu pour récupérer des terres. Les autorités ont rétrocédé les terrains, mais les différents nouveaux propriétaires n’ont jamais pu s’entendre, et tout a disparu. »