Mars 1945, la guerre est sur le point de se terminer. Les Allemands lancent une dernière offensive de la dernière chance (Opération Frühlingserwachen), mais l’Armée rouge soviétique a depuis longtemps pris le dessus dans le combat et se retrouve désormais aux portes de l’Allemagne. La victoire est plus proche que jamais. Au pays, les Soviétiques tentent de reprendre goût à la vie après quatre années d’une guerre meurtrière. Les compétitions sportives, notamment le football, se sont arrêtées le temps du conflit et une grande partie des joueurs ont été mobilisés. Mais au printemps 1945, sentant que l’Allemagne est sur le point de rendre les armes, les autorités donnent le feu vert pour le retour du championnat soviétique de football.

La guerre a permis pour certains clubs, tels que le TsDKA (actuel CSKA) ou le Dynamo Moscou, de se renforcer en incorporant les meilleurs joueurs du moment. Pour d’autres, comme le Spartak Moscou, le retour à la paix se fait dans la difficulté. Les frères Starostin, fondateurs du club, sont au Goulag depuis leur arrestation durant la guerre et les difficultés financières sont importantes (le principal sponsor de l’époque, Promkooperatsiya, spécialisé dans le commerce de détail, doit en effet faire face au rationnement et ne peut supporter le financement du club au losange).


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L’effectif d’avant-guerre avec lequel le Spartak remporta trois championnats d’URSS (1936, 1937 et 1939) et deux Coupes d’URSS (1938, 1939) est un lointain souvenir. Entre les morts au combat, les joueurs partis au TsDKA, au Dynamo Moscou ou ailleurs – comme le gardien star de l’époque Anatoly Akimov parti au Torpedo Moscou – et les joueurs encore présents mais dépassant la trentaine, comme Vasily Sokolov, le coach Vladimir Stepanov accroche pour ce premier championnat d’après-guerre une dixième place. Le club flirte avec la relégation, voire même son extinction totale. Difficile de concurrencer les deux machines que sont le Dynamo et le TsDKA, qui trustent les premières places loin devant le Torpedo Moscou. Cette domination sans partage dure les cinq premières années d’après-guerre.

TsDKA en 1945 ©pfc-cska.com

Pour pouvoir rivaliser, le Spartak décide de se tourner vers des spécialistes de « l’Ouest. » Les Rouge et Blanc ont par le passé connu un seul entraîneur étranger. Il s’agissait du Tchèque Anton Fivebr qui dirigea l’équipe durant la saison d’ouverture du championnat 1936. Prendre un coach étranger pour lancer la machine, ça a fonctionné une fois, pourquoi pas une deuxième ? C’est ainsi qu’arrive l’Estonien Albert Vollrat.

Préparation physique et objectif coupes

Qui est Albert Vollrat ? Même à cette époque, cet homme est inconnu au bataillon. Il arrive d’ailleurs au Spartak totalement par hasard. Le responsable de la Société sportive Spartak de la République socialiste estonienne (le Spartak est alors présent dans toutes les Républiques Socialistes Soviétiques au même titre que le Dynamo ou le TsDKA) Erik Bistrium est à Moscou au moment où les Rouge et Blanc sont en mauvaise posture en championnat. Les dirigeants moscovites en discutent avec lui et ce dernier leur raconte qu’il y a un gars qui vit par chez lui et qui a travaillé avant dans des clubs en Hongrie, en Espagne et en Angleterre ! Rien que ça. Il s’appelle Albert Vollrat.

« De retour d’un voyage à Moscou, raconte-t-il, le responsable du Spartak en Estonie, Erik Bistrium, m’a contacté et m’a dit que, au conseil central de la Société Spartak, on lui a demandé s’il n’y avait pas en Estonie un entraîneur ‘au chômage’ pour le club moscovite. ‘J’ai donné ton nom’ m’a dit Erik. ‘Prépare-toi et fonce.’ Et j’y suis allé. »

A son arrivée au centre d’entrainement du Spartak à Tarasovka à l’automne 1945, Vollrat fait connaissance avec l’ensemble de l’effectif et dès lors, il prend la décision d’augmenter considérablement le niveau de préparation physique des joueurs. « J’ai adoré l’équipe. Tout le monde voulait jouer, et même bien jouer. Mais tout le monde n’avait pas la force de le faire. La première chose que j’ai fait, c’est de mettre en place un système d’entraînement physique professionnel. Les anciens – ils étaient nombreux – grognaient mais les jeunes étaient enchantés. »

Enchantés et plutôt étonnés car à cette époque, l’intensité des entraînements n’étaient importante. En effet, la pensée du moment voyait l’entraînement comme une préparation au match suivant en évitant toutefois d’arriver fatigué le jour du match. De plus, Vollrat reprend l’équipe en plein championnat, alors que le Spartak reste sur une série de dix matchs sans victoire. La défaite 3-2 contre le TsDKA aura été fatale à Stepanov. De suite, les résultats reviennent avec quatre victoires en six matchs. Le Spartak se maintient alors dans le groupe I et peut dès lors préparer la saison suivante.

Spartak Moscou sous Vollrat, 1945-47 ©footballinussr.fmbb.ru

Une préparation de saison dont se sont longtemps souvenus les joueurs comme Seraphim Kholodkov. « La charge de travail était terrible, se souvient-il. Au printemps 1946, pendant la préparation de pré-saison, il nous a tués ! Il a conduit l’équipe à Nalchik et nous nous sommes préparés dans les montagnes. Que dire ? Toutes les montées et descentes qui se trouvaient dans les environs, nous les avons empruntées plusieurs fois. Mais apparemment, les montagnes ne lui semblaient pas suffisamment raides et l’année suivante, au printemps, nous sommes allés en Transcarpatie. Là-bas, la préparation fut encore plus intense. Il est arrivé que des jeunes perdent conscience à cause de l’effort et les autres étaient dans un état proche de l’évanouissement. » Vollrat effectue lui-même ces entraînements avec ses joueurs, et semble ne pas éprouver de difficultés grâce à son robuste physique. « Les courses à travers les collines, les entraînements sous la pluie, j’ai tout fait comme les joueurs afin que personne ne puisse se plaindre de la ‘vie difficile’ ».

Les entraînements sont quasi-militaires. Vollrat débute la journée en réveillant le gardien Aleksey Leontiev à six heures pour une séance d’entraînement spéciale. Que ce soit courir pieds nus sur la sciure de bois pour renforcer la cheville ou développer le sens de la vigilance du gardien en le forçant à s’asseoir dans une pièce et regarder une mouche voler, les exercices, rappelle Anatoly Seglin, sont tous aussi dingues les uns les autres. Exagération ou pas, Vollrat demande énormément à ses joueurs sur le plan physique, mais également techniquement. Tout doit être travaillé dans le détail.  « Beaucoup travaillaient le saut, les démarrages rapides, s’entraînaient au jeu de tête. A travers les exemples d’équipes européennes que je connaissais, je savais l’importance de la précision d’une passe, combien cela pouvait faire économiser de l’énergie lors d’un match. J’ai demandé aux gars des passes précises au mètre près. Je leur ai appris à conduire la balle sans regarder leurs pieds. J’ai crié lors des entraînements ‘Eh toi, tu as encore perdu ton portefeuille et tu le cherches encore ?’ Les gars riaient mais ont progressivement compris qu’il ne fallait plus regarder la balle mais le terrain. »

Malgré l’intense préparation lors du printemps 1946, Vollrat estime que le Spartak n’a pas encore la force de se battre pour le titre. Pour preuve, le club au losange termine la saison à la sixième place du classement, à 16 points du champion, le TsDKA. La Coupe d’URSS est donc l’objectif majeur de l’équipe. A cette époque, la compétition se joue en fin de saison, sur une dizaine de jours seulement, favorisant ainsi l’intérêt d’une préparation intensive. Le Spartak élimine le VVS (6-2), le Spartak Uzhgorod (5-0) puis le Dynamo Kiev (3-1) pour se présenter devant le Dinamo Tbilissi en finale.

Au stade central Dynamo de Moscou, devant 70 000 personnes, les deux équipes se font face. La première période est riche en buts et les deux équipes retournent aux vestiaires sur le score de 2-2. La deuxième période ne permettant pas aux deux adversaires de se départager, une prolongation est nécessaire. Dans le rapport de match sur Sovetskiy Sport datant du 22 Octobre 1946, le journaliste déclare en parlant du début de la prolongation : « Le Spartak repart de l’avant. L’équipe semble avoir de nouvelles forces en réserve. » C’est d’ailleurs quelques minutes plus tard qu’Oleg Timakov donne l’avantage définitif aux siens. La fin du match est néanmoins compliquée pour le Spartak, qui se retranche devant son but face aux coups de boutoir du Dynamo Tbilissi. Les hommes de Vollrat emploient même la tactique du tirage de temps, chose peu appréciée à l’époque et qui fait d’ailleurs réagir un public mécontent. Vollrat s’en excusera d’ailleurs par la suite via la presse auprès des supporters et du Dynamo Tbilissi.

https://www.youtube.com/watch?v=ZMBEXfAbSy8

Quoi qu’il en soit, la méthode fonctionne. Une méthode qui fait parler à Moscou, au point que les entraîneurs comme Mikhail Yakushin (Dynamo) ou Viktor Maslov (Torpedo) viennent observer les entraînements. Lors de la saison 1947, le Spartak termine à la huitième place du championnat, toujours loin derrière le TsDKA avec 19 points de retard. Et comme la saison précédente, les Rouge et Blanc se concentrent donc sur la Coupe. De nouveau, le parcours est un sans-faute avec des victoires face au Torpedo Gorky (4-0), au Krylia Sovetov (3-0), au Dynamo Kiev (2-0), au Dynamo SPB (2-1) et pour finir au Torpedo Moscou en finale (2-0) !

Une méthode efficace qui permet donc au Spartak Moscou d’accrocher deux titres à son tableau de chasse dans une période compliquée de son histoire. Une méthode intimement liée aux expériences passées et au parcours atypique de entraîneur estonien.

Du tapis au roi des massages

Albert Vollrat naît en 1903 à Réval, ancien nom de Tallinn, capitale de l’Estonie. Depuis sa tendre enfance, Vollrat est un féru de sport. Dès l’âge de dix ans, il intègre grâce à son grand frère Heindrich l’équipe de football Olympia et évolue par la suite dans différentes équipes jeunes. Mais comme il le dira lui-même par la suite « mon cœur était tout acquis à la lutte gréco-romaine. » Il y excelle en devenant, à seize ans, champion d’Estonie dans la catégorie poids plume et à dix-huit ans, il prend la quatrième place aux championnats du monde ! Il part alors deux ans à Helsinki dans une école de lutte. Ce n’est cependant pas la lutte gréco-romaine qui va s’avérer utile dans les années futures, mais plutôt son diplôme professionnel de masseur qu’il obtient en parallèle de l’école de lutte.

Au début des années 20, il retourne en Estonie pour intégrer l’armée. Il se tourne alors de nouveau vers le football et intègre le Sport Tallinn, club majeur du championnat estonien des années 20, qui remporte neuf championnats de 1921 à 1933, et dans lequel il évolue au poste de milieu de terrain. Selon ses dires, il est plutôt bon. En 1927, sa vie change littéralement grâce au football, même si durant cette même année, il remporte une médaille d’argent lors d’une compétition de lutte. Son ultime récompense dans cette discipline puisque lors d’un match, Antal Mally, sélectionneur du club hongrois FC Ferencváros, le repère. Vollrat y évolue pendant une année mais n’intègre pas l’équipe première. Pour des raisons inconnues, il décide alors de mettre un terme à sa carrière de joueur. Il est alors propulsé au rôle de masseur. Et Vollrat excelle dans ce métier ! Les joueurs du Spartak Moscou s’en souviennent des années après son passage au club. « De notre mémoire, raconte Nikolay Guliayev, Vollrat était un masseur inégalable. Les joueurs du Spartak aimaient aller aux banias centraux ou au Sandouny (un des banias les plus anciens et les plus prestigieux de Moscou, ndlr), et notre entraîneur n’hésitait pas à nous montrer ses talents. Il massait personnellement chaque joueur, ses mains étaient en or et après chaque séance, tu te sentais comme un nouveau-né. » A tel point qu’en 1928, il est embauché par la sélection hongroise durant les Jeux olympiques d’Amsterdam.

Le plein d’expérience à l’Ouest

Mais, outre ses talents de masseur, Vollrat perce aussi dans le rôle d’entraîneur adjoint en intégrant le staff du FC Ferencváros. C’est dans ce rôle qu’en 1928, on le retrouve en Catalogne ! Contrairement à ce que bon nombre de sites écrivent, ce n’est pas au FC Barcelone que Vollrat évolue, mais plus vraisemblablement au Club Esportiu Europa de Barcelone. En effet, il n’est nulle part mentionné le nom de Vollrat au sein de l’historique des Blaugranas. D’autant plus que l’adjoint de Jim Bellamy, leur entraîneur de l’époque, n’est autre que l’illustre Romà Forns, joueur et premier entraîneur catalan de l’histoire du club. Moins glorieux, les « Europeístas » évoluent actuellement en quatrième division espagnole, mais dans les années 20, le CE Europa est l’un des clubs les plus influents de Catalogne. Il participe d’ailleurs en 1929 à la première édition du Championnat d’Espagne et se classe huitième, le meilleur résultat de son histoire. Il finit également deux fois deuxième du championnat catalan, derrière l’intouchable Barça.

Vainqueur ou second selon les sources, Albert Vollrat passe quatre années en Catalogne avant de rejoindre en 1932 Arsenal, en Angleterre. Et cette fois, pas de doute, c’est bien d’Arsenal dont on parle, celui du grand Herbert Chapman ! Comme entraîneur adjoint, il remporte le championnat d’Angleterre durant la saison 1932/33. Ces années en Europe lui ont permis d’emmagasiner une grande expérience, notamment son année anglaise sous les ordres de Chapman. Ce dernier, considéré comme entraineur novateur, a introduit de nouvelles tactiques de jeu ainsi que de nouvelles techniques d’entraînement dans le football anglais. C’est Chapman qui, fervent partisan de l’importance de la condition physique dans le football, introduit un régime d’entraînement drastique accompagné de physiothérapeutes et de masseurs. La recette miracle de la méthode Vollrat au Spartak.

Herbert Chapman ©theguardian.com

Ayant gagné correctement sa vie durant ces années-là, Vollrat décide de rentrer au pays et s’achète un immeuble de neuf étages pour en faire un hôtel. Il ne quitte pas le monde du football en entraînant le Puhkekodu Tallinn, avec lequel il évolue dans le championnat estonien et glane notamment la deuxième place en 1935. C’est ainsi qu’Albert Vollrat vit tranquillement jusqu’en 1940, année de l’annexion de l’Estonie par l’URSS prévue dans le cadre du Pacte germano-soviétique. Son hôtel est nationalisé et Vollrat se retrouve donc sans emploi. Pas pour longtemps puisque la guerre éclate. Il se retrouve durant la guerre à s’occuper du JK Tervis Pärnu, puis du Spartak Tallinn au retour des Soviétiques.  La suite, on la connait avec le Spartak Moscou et les deux coupes d’URSS en poche.

Un précurseur en URSS

Malheureusement pour lui, le Spartak ne souhaite pas se cantonner à remporter les coupes nationales. C’est le championnat que les dirigeants veulent désormais ! Ils n’adhèrent plus à toutes les méthodes de l’Estonien. Lors d’une lourde défaite face au Zenit Leningrad par exemple, les joueurs s’attendent à une bonne gueulante au retour aux vestiaires, mais Vollrat préfère inviter toute l’équipe au restaurant le soir même, histoire de se dire les choses un verre à la main. Il faut plusieurs verres pour détendre l’atmosphère et délier les langues. Cette mise à niveau permet aux Rouge et Blanc de se remettre les idées en ordre et de battre brillamment le Dynamo Leningrad au match suivant. Quoi qu’il en soit, la Coupe d’URSS 1947 ne sauve pas Vollrat, qui est remercié. Il retourne alors en Estonie où il reste jusqu’à sa mort en 1978.

Ainsi fut la carrière d’Albert Vollrat. Depuis 2013, le prix du meilleur entraîneur de Premium Liiga, le championnat estonien, porte son nom, preuve que le tacticien estonien fut l’un des entraîneurs les plus marquants de l’histoire du football local. Malgré le relatif anonymat dans lequel le temps l’a plongé, Vollrat a laissé une trace au Spartak et dans le football soviétique. Il est l’un des premiers à avoir pris conscience de l’importance des jeunes et de leur rapide intégration. Aleksander Paramonov ou encore Igor Netto peuvent en témoigner : « Tous les manuels de football indiquent que j’ai intégré le Spartak en 1948. Officiellement c’est le cas, mais en fait, Vollrat m’a appelé de l’équipe ‘Jeunes pionniers’ où j’évoluais au Spartak dès 1946. J’avais seize ans et je jouais pour l’équipe jeune du club, et c’est en 1948 que j’ai intégré véritablement l’équipe pro après le départ de Vollrat. Mais je me souviendrais toujours d’Albert Henrikovich comme l’homme qui m’a ouvert les portes du football professionnel. »

« Messieurs, je veux que ça vous touche droit au cœur : jouez ensemble, en passe. Dieu aidera, personne ne sera battu .» Telle était sa phrase avant chaque match dans un russe alambiqué. Un homme fait de principes qui s’incrustèrent dans l’identité de jeu du Spartak et qui marqua chacun de ses joueurs. Un homme unique qui mériterait bien de sortir de l’anonymat !

Vincent Tanguy


Photo couverture: Albert Vollrat ©forbes.ru

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