Nouvelle rubrique et nouveau venu sur Footballski. Après quelques articles parus, l’Allemagne de l’Est fait officiellement son entrée sur le site. Ainsi, un lundi par semaine, durant le mois d’Octobre, un article d’une série intitulée Octobre Rouge sera publié sur le site avec, pour but, de revenir sur le football est-allemand, son histoire, son évolution, sa représentation, son lien avec l’Europe de l’Est ou encore avec ses tribunes, ses supporters et ses ultras.


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Qu’est-ce qui définit un match « culte » ? En 1986, à Leipzig, c’est un savant mélange de plusieurs ingrédients qui allait donner naissance à la rencontre de championnat la plus marquante de l’histoire de la RDA. Sur fond de tricherie et de calcul politique bien entendu.

Depuis 1979, une seule équipe rafle tous les championnats d’Oberliga : le BFC Dynamo. Parfois souverainement, parfois à un cheveu. Mais à la fin, c’est toujours lui qui gagne. La raison à cela est avant tout sportive : le club possède les meilleurs éléments individuels du pays. Il arrive même que certains d’entre eux soient recrutés de force pour garnir les effectifs d’une équipe dont le président d’honneur n’est autre qu’Erich Mielke, le chef du tout-puissant ministère de la Sécurité d’État, la fameuse Stasi.

Nous sommes le 22 mars 1986. Au coup d’envoi de cette 18e journée, la tension est à son comble. Le Lok est 4e au classement et doit absolument gagner pour rester dans la course au titre. Les jaune et bleu de la Messestadt y croient : ils sont en forme, ils peuvent faire basculer les bordeaux et blanc de la capitale. Les 13 000 spectateurs du stade Bruno Plache sont électrisés : au-delà du défi sportif, il s’agit de fermer le clapet de ces prétentieux Berlinois, dont l’arrogance n’a d’égal que le nombre de titres. Le stade est comble, le match commence.

Et après deux minutes seulement, la rencontre bascule : Olaf Marschall, l’attaquant-vedette du Lok, envoie le cuir au fond des filets du Dynamo. La foule exulte, mais craint cependant un retour en force de la meilleure équipe du championnat. Il n’en est rien. Malgré le bus logiquement parqué dans la défense leipzigoise, la partie est assez équilibrée et les hôtes parviennent à tenir bon malgré les assauts répétés des champions en titre et l’expulsion de Matthias Liebers, victime d’une deuxième carte jaune pour s’être élancé avant le coup de sifflet lors d’un coup-franc direct.

Olaf Marschall (cerclé de rouge) avec le Lok au début de la saison 1986-1987 | © Wolfgang Kluge/Bundesarchiv
Olaf Marschall (cerclé de rouge) avec le Lok au début de la saison 1986-1987 | © Wolfgang Kluge/Bundesarchiv

À la fin du temps réglementaire, tous les spectateurs ont les yeux rivés sur le marquoir. La chose est pliée, le Lok va remporter son dernier match à risque de la saison, la course au titre n’est pas encore morte et enterrée, quelqu’un va probablement réussir à mettre fin à l’écœurante réussite du BFC Dynamo, qui plus est à la loyale. Mais l’arbitre ne siffle pas. Une minute, deux minutes, trois minutes s’écoulent et les trois coups de sifflet salvateurs n’arrivent pas. Les secondes sont interminables. Tout à coup, à la quatrième minute du temps additionnel, c’est la crise cardiaque générale : Bernd Schulz, milieu berlinois, s’écroule dans la surface du Lok. L’arbitre n’hésite pas une seconde : il accorde un penalty au Dynamo. Le stade gronde, rugit, hurle. Dans sa cabine, Wolfgang Hempel, le Thierry Roland du football allemand de l’Est, s’étrangle au micro : « NON ! NON ! CA NE PEUT PAS ÊTRE VRAI ! » Et pourtant si. Le club d’Erich Mielke, le club de la Stasi, le club le plus haï de RDA vient d’obtenir un penalty dans les ultimes secondes de la partie que ses adversaires devaient impérativement gagner pour espérer rester dans la course au titre.

Une goutte de lucidité dans un océan de mauvaise foi

Mais quelle mouche a donc piqué Bernd Stumpf, arbitre international du district de Iéna pour siffler un penalty aussi grossier, au vu des images de la télévision ? Après la partie, la tension ne redescend pas. Peter Gießner, le président du Lok déclare : « J’ai honte de ce qui vient de se passer ici ». Précisons que l’homme possède sa carte au Parti socialiste unifié d’Allemagne (SED) depuis de nombreuses années, ce qui rend sa phrase encore plus percutante. Percutante, mais pas isolée. Ce qui sera plus tard appelé « le penalty de la honte » devient l’étincelle qui met le feu aux poudres du football de RDA. Déjà en 1968, un certain Erwin Vetter avait truqué un match face au Dynamo (!!) Schwerin pour permettre au BFC de remonter en Oberliga. De manière générale, jusqu’aux années 1980, les clubs des corps de métiers armés (police, armée) étaient souvent avantagés pour des raisons évidentes de propagande et ce, de manière plus ou moins en subtile. Il n’était d’ailleurs pas rare que des membres de leur conseil d’administration siègent dans les commissions arbitrales !

1987 : Erich Mielke, chef de la Stasi et Président d'honneur du BFC Dynamo félicite Rainer Toppa et Frank Rohde (de gauche à droite), à l'occasion du 9e titre d'affilée de "son" équipe | © imago/Camera 4
1987 : Erich Mielke, chef de la Stasi et Président d’honneur du BFC Dynamo félicite Rainer Toppa et Frank Rohde (de gauche à droite), à l’occasion du 9e titre d’affilée de « son » équipe | © imago/Camera 4

À compter de 1983, un chercheur universitaire leipzigois nommé Karl Zimmermann, également secrétaire général de la DFV, entame un travail de longue haleine pour tenter de prouver les nombreuses décisions partiales du corps arbitral en faveur de tel ou tel club ayant les faveurs du pouvoir. Deux ans plus tard, en 1985, le constat est accablant : le BFC Dynamo était  systématiquement avantagé dans les moments décisifs, tandis que ses concurrents directs, le Dynamo Dresde et le Lok Leipzig, subissaient le sort contraire. Le rapport fut transmis au Bureau politique du SED par l’intermédiaire d’Egon Krenz (qui deviendra plus tard le dernier dirigeant de la RDA). Et les conséquences tombèrent justement le 22 mars 1986, un an plus tard.

Un exemple politiquement opportun

Retour au stade Bruno Plache. Frank Pastor fait face à René Müller. L’attaquant prend son élan, ne tremble pas et envoie un missile dans le petit filet gauche de la cage leipzigoise. 1-1, score final. Tous les espoirs du Lok de revenir au classement sont annihilés. Ils finiront deuxièmes, à deux minuscules points du BFC Dynamo qui rafle son huitième championnat d’affilée. Si les jaune et bleu peuvent se consoler avec leur victoire en Coupe d’Allemagne de l’Est qui leur permet de participer à la C2 la saison suivante, le « penalty de la honte » sera l’élément déclencheur d’un grondement général, tant chez les supporters que chez les officiels. Après la rencontre, le secrétaire adjoint du SED pour le district de Leipzig, Helmut Hackenberg, envoya un télex au Comité central du Parti dans lequel il tenait ces mots : « Il y a un certain nombre de commentaires à faire quant à ce que les équipes estampillées « Dynamo » peuvent se permettre. Cela concerne aussi les joueurs ayant trahi la RDA ». Hackenberg faisait alors référence à Frank Lippmann, un joueur du Dynamo Dresde, qui s’enfuit du pays quelques jours plus tôt, à la suite d’un match de Coupe d’Europe contre le KFC Uerdingen. À cette pique, Erich Mielke répondit avec un cynisme insolent : « Dois-je vous rappeler combien d’individus du district de Leipzig ont trahi la RDA jusqu’à présent ? »

Frank Pastor (cerclé de rouge), buteur-star du BFC Dynamo et bourreau du Lokomotiv Leipzig, lors d'un match avec l'équipe de RDA contre la France en 1986. Au premier rang, le gardien de gauche est René Müller, la victime du "penalty de la honte) | © Waltraud Grubitzsch/Bundesarchiv
Frank Pastor (cerclé de rouge), buteur-star du BFC Dynamo et bourreau du Lokomotiv Leipzig, lors d’un match avec l’équipe de RDA contre la France en 1986. Au premier rang, le gardien de gauche est René Müller, la victime du « penalty de la honte) | © Waltraud Grubitzsch/Bundesarchiv

Le « penalty de la honte » est l’un des rares moments dans l’histoire de la RDA où le peuple et le pouvoir trouvèrent un terrain d’entente. Pour contenir les prémices d’une révolte populaire, le Parti se devait de répondre par un geste fort aux nombreuses pétitions et protestations émanant tant de ses membres que de supporters lambda. Une tendance confirmée par le directeur des sports du Comité central, Rudolf Hellmann : « Les arbitres doivent pouvoir agir de façon indépendante, surtout à l’approche du 11e congrès. C’est mon souhait et celui de la Fédération ». Et qui allait subir ce changement d’attitude soudain des autorités ? Gagné : Bernd Stumpf, l’arbitre du match.

L'équipe du Lok Leipzig vainqueur de la Coupe de RDA (FDGB Pokal) en 1986 | © Bernd Settnik/Bundesarchiv
L’équipe du Lok Leipzig vainqueur de la Coupe de RDA (FDGB Pokal) en 1986 | © Bernd Settnik/Bundesarchiv

Bernd Stumpf, dindon d’une farce au goût amer

L’homme en noir n’avait déjà pas bonne réputation avant la rencontre. Nombreux étaient les supporters qui l’avaient surnommé « l’arbitre de la Stasi », tant ses décisions en faveur des clubs militaires et policiers étaient nombreuses. Stumpf était pourtant un fidèle compagnon de route du SED, qu’il avait rejoint dès son service militaire en 1963. L’ouverture des archives de la Stasi après la Réunification révéla même qu’il était un « collaborateur informel » du Ministère de la Sûreté d’État, sous le pseudonyme de Peter Richter. Tellement fidèle au Parti, qu’il était parvenu à faire renvoyer le directeur de la commission d’arbitrage de Iéna, sa ville d’origine, après que celui-ci se vit offrir une vingtaine de sifflets provenant de l’Ouest ! Lorsque l’on évoqua l’affaire avec lui au début des années 2000, il affirma que si cela devait se reproduire, il agirait exactement de la même façon. Un comble pour quelqu’un à qui l’on confia des postes à responsabilités dans des commissions d’arbitrage après la Réunification.

Bernd Stumpf tenta tant bien que mal de plaider sa cause, en insistant notamment sur sa fidélité à l’appareil étatique. Mais pour le Secrétaire général du SED de l’époque, Erich Honecker, l’affaire était conclue d’avance : il fallait faire un exemple et Stumpf était devenu gênant.  Il fut suspendu de tout match de première et deuxième divisions pour un an. Vu son âge avancé (45 ans) cela revenait à une exclusion à vie.

Bernd Stumpf (au centre) lors de la finale de la Coupe d'Allemagne de l'Est 1981 entre le Lokomotiv Leipzig et le FC Vorwärts Frankfurt an der Oder (score final : 4-1) | © Pixathlon
Bernd Stumpf (au centre) lors de la finale de la Coupe d’Allemagne de l’Est 1981 entre le Lokomotiv Leipzig et le FC Vorwärts Frankfurt an der Oder (score final : 4-1) | © Pixathlon

Au cours des années qui suivirent, Stumpf ne cessa de clamer son innocence. En vain. Son passé de collaborateur jouait  paradoxalement en sa défaveur. Lui-même finit par se résoudre à tourner la page et passa de l’autre côté du miroir, en devenant actif au sein de la fédération régionale de football, comme nous l’avons mentionné précédemment. Néanmoins, en l’an 2000, le journalisme Christoph Dieckmann parti à sa rencontre jusque chez lui pour remuer le passé et ressasser ses souvenirs. Et à la vue d’images tournées par le BFC Dynamo pour ses archives personnelles, on découvrit à la stupéfaction générale que l’arbitre avait eu raison de siffler le penalty. Schulz ne s’était pas écroulé tout seul dans la surface, il avait bel et bien été poussé par un défenseur du Lok.

Bernd Stumpf fut donc la victime collatérale de ce que l’on appela la « discussion BFC », du nom des débats politiques internes sur la tricherie organisée au sein de l’Oberliga. Son éviction était politiquement opportune afin que le Parti puisse regagner la confiance des citoyens amateurs de football. Ironie du sort, il fut jugé coupable pour un fait de jeu qu’il avait correctement arbitré. Mais son exclusion n’empêcha pas que des abus continuent de se produire, ni le BFC Dynamo de remporter trois autres titres de champion d’affilée, plus ou moins à la régulière. L’influence de la Stasi était bien trop forte et elle permet de se faire une idée l’hypocrisie générale qui régnait au sein du football de la République démocratique allemande.

Images d’époque du « penalty de la honte ». En fin de vidéo, on voit Bernd Stumpf présenter l’autre perspective qui lui donne raison.

Le résumé du match :

  • Équipes engagées :
  1. FC Lokomotiv Leipzig – BFC Dynamo
  • Score final :
    1-1 (1-0)
  • Date :
    22 mars 1986
  • Lieu :
    Stade Bruno Plache (Leipzig)
  • Spectateurs :
    13 000 (rencontre sold-out)
  • Arbitre :
    Bernd Stumpf (District de Iéna)
  • Buts :
    1-0 : Olaf Marschall (2′)
    1-1 : Frank Pastor (90’+5, sp)
  • FC Lokomotiv Leipzig (4-3-3) :
    Rene Müller – Frank Baum, Ronald Kreer, Torsten Kracht, Uwe Zötzsche – Matthias Lindner (76′ Lutz Moldt), Matthias Liebers, Uwe Bredow – Olaf Marschall, Hans Richter, Dieter Kühn (63′ Hans-Jörg Leitzke)
    Entraîneur : Hans-Ulrich Thomale
  • BFC Dynamo (4-3-3) :
    Bodo Rudwaleit – Frank Rohde, Waldemar Ksienzyk, Bernd Schulz, Heiko Brestrich – Norbert Trieloff (76′ Frank Terletzki), Michael Schulz, Christian Backs (74′ Eike Küttner) – Frank Pastor, Rainer Ernst, Andreas Thom
    Entraîneur : Jürgen Bogs

Julien Duez


Image à la une : Hans Richter (milieu), attaquant du Lok, tente de passer les défenseurs du Dynamo Frank Rohde (gauche) et Heiko Bestricht (droite) | © Wolfgang Kluge, Bundesarchiv

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