Ce 20 octobre 1982, l’hiver est déjà arrivé sur la ville de Moscou. Un record de froid pour un mois d’octobre est même battu puisqu’on enregistre -10°C. La neige tombe en quantité sur des rues verglacées. Or, au stade Luzhniki, en ce mercredi hivernal de 82, se déroule le 1/16ème de finale aller qui oppose le Spartak Moscou au club hollandais HFC Haarlem. Malgré la neige tombant avant le début de la rencontre, le match a bien lieu.

Devant ces conditions météorologiques, et malgré une capacité maximale de 80 000 personnes, les autorités décident de limiter le nombre de spectateurs et de n’ouvrir qu’une seule tribune à disposition des supporters, laissant les 3/4 du stade restant sous la neige. Sans toit et disposant d’une seule sortie à chaque extrémité de la tribune ouverte, le Luzhniki est alors recouvert de blanc. 15 000 supporters du Spartak et une centaine de Hollandais ayant bravé ces conditions dantesques sont néanmoins présents. La scène est plantée, et, sans le savoir, ces supporters seront les acteurs principaux du drame de Luzhniki.

© Fanat1k.ru
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Un match, un drame

Avant que le drame éclate, il y a un match. Le Spartak rencontre donc le HFC Haarlem après avoir éliminé Arsenal au tout précédent (3-2, 5-2). Un Spartak avec un beau XI composé de Dasaev, Sotchnov, Pozdniakov, Sherbak, Romantsev, Shavlo, Shvetsov, Gess, Gavrilov, Cherenkov (dont vous pouvez lire notre portrait ici) ou encore Rodionov. Sans oublier le grand Konstantin Beskov en guise d’entraîneur.

Dans ce climat hivernal, les supporters sont vite réchauffés grâce à un coup franc surpuissant de Gess à l’entrée de la surface. 1-0, on se dit alors que la soirée commence bien. Si, durant le match, les tensions entre la Police et les supporters se font vives – ces derniers utilisant durant toute la partie la seule « arme » disponible sur place … des boules de neige! – le spectacle sur le terrain n’est lui pas bien glorieux. Le score reste figé dans ce froid moscovite sur ce pénible 1-0, l’équipe hollandaise ne semblant pas en mesure d’égaliser. On se dirige tout droit vers une victoire des Russes du Spartak et, comme souvent, quand on attend plus grand chose du spectacle, on part avant la fin histoire d’attraper un métro. Tranquillement. Sans bousculade. Une habitude qui se verra chamboulée à jamais en ce 20 octobre 1982.

Changement de tableau. On arrive au nœud de la pièce, la tragédie arrive. Une centaine de supporters commencent ainsi à prendre le tunnel qui rejoint l’escalier destiné à sortir du stade, l’unique sortie disponible ce soir là. Dans le même temps, sur la pelouse, à 20 secondes du coup de sifflet final, Shvetsov place sa tête sur corner et double la mise. 2-0, le Spartak est en fête. Pour quelques instants seulement.

Du rêve, le Luzhniki passe au cauchemar.

Devant les bruits de joie, la voix du speaker qui résonne, la centaine de supporters qui s’appétaient à sortir fait demi-tour dans l’espoir de participer à la liesse et connaître le buteur. Dans le même temps ils rencontrent une foule qui souhaite sortir définitivement du stade. Et, en à peine cinq minutes, la panique gagne les esprits. Certains tombent et se font piétiner par d’autres cherchant désespérément à sortir de ce tunnel qui devient un enfer humain. Un tunnel trop étroit pour faire sortir des milliers de personnes. La sécurité est dépassée, essaie de raisonner la foule, mais sans succès. Au point de succomber, elle aussi. Les supporters se retrouvent au sol, plaqués aux murs, on se tient comme on peut aux rambardes. Des rambardes qui flancheront devant le poids de la foule. On glisse sur les marches verglacées, on trébuche, on entraine d’autres personnes comme un tas de dominos géants. L’air se fait de plus en plus restreint, les personnes commencer à suffoquer et meurent peu à peu d’étouffement. Du rêve, le Luzhniki passe au cauchemar.

La sécurité comprend alors l’ampleur de la catastrophe. La Police commence à sortir les corps pour les entasser devant la statue de Lénine qui trône devant le Stade Olympique. Les ambulances arrivent dans l’heure qui suit, les victimes sont envoyées dans les différents hôpitaux de la capitale.

Si la sécurité prend conscience du drame, ce n’est pas le cas de tous. La scène macabre se passe dans le secret le plus total. Les journalistes étrangers sont eux partis par une autre sortie et ne se doutent de rien tandis que seules quelques personnes encore dans les tribunes à ce moment, comme le journaliste Jim Riordan, entendent les cris de la foule cherchant une issue dans cet enfer. Des personnes qui sont encore loin de s’imaginer l’ampleur du drame. Les joueurs, tranquillement rentrés dans leur vestiaire, ne peuvent se douter de la catastrophe qui se déroule à quelques mètres d’eux. Pas plus que les supporters hollandais qui quittent le stade sous escorte policière.

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L’encadré dans le quotidien du soir Vechernaya Moskva | © Capture

Même le lendemain, l’indifférence continue à encadrer l’affaire. Alors qu’aujourd’hui, l’heure est à l’information instantanée, à la recherche de l’actualité chaude et du « buzz », l’affaire n’a droit à l’époque qu’à un simple encadré dans le quotidien du soir Vechernaya Moskva.

« Le 20 octobre 1982, suite au match au Stade Central Lénine, un accident a eu lieu lors de la sortie des spectateurs à cause de  troubles dans un mouvement de foule. Des victimes sont à déplorer. Une enquête sur les circonstances de l’accident est en cours, » décrit ainsi l’encadré dans Vechernaya Moskva.

Simplement. Pas de gros titre. La presse n’ébruite pas l’affaire, les autorités demandent aux familles de ne pas parler à la presse locale, mais surtout étrangère. Ces mêmes familles qui auront toutes les peines du monde à récupérer les dépouilles de leurs proches afin de les inhumer, à cause de l’identification et l’autopsie pratiquées sur les corps des victimes.

Au final, l’enquête a lieu dans le plus grand secret. Elle aboutit à la mise en examen et à la condamnation à des peines de prison de quatre personnes, dont le manager et le directeur du stade. La Police n’est quant à elle pas réellement inquiétée, et ce malgré de graves erreurs dans la sécurité des supporters. Pourquoi une seule sortie était disponible ce jour là ? On se le saura jamais. Tout ce que l’on sait aujourd’hui, ce sont les conséquences de cette situation. Des conséquences lourdes que l’on découvrira des années plus tard, en 1989 et la Glanost pour être précis. On apprend alors l’estimation des victimes. Le bilan est lourd. 66 victimes officiellement, 340 officieusement d’après d’autres sources. Si le public l’apprend en 1989, c’est aussi le cas des joueurs et notamment Shevtsov, qui regrettera toute sa vie d’avoir marqué ce but. Un but aux lourdes conséquences. L’un des buts les plus tragique de l’histoire du football. Le but qui créa le drame de Luzhniki.

Ce drame reste dans la mémoire du Spartak et de ses supporters. En 1992, soit trois ans seulement après la révélation du drame au public, lors du 10ème anniversaire de la catastrophe, un monument en l’honneur des victimes est érigé non loin du stade. De même, en 2007, 24 ans après les faits, un match en mémoire des victimes entre le Spartak et Haarlem a lieu au Stade Olympique. Pour ne pas oublier. Mais les supporters du Spartak n’oublieront jamais et n’ont pas attendu 1989. Quelques jours seulement après le drame, ces derniers écrivent une chanson pour rendre hommage aux leurs.

Двадцатое число — кровавая среда;
Le 20, mercredi sanglant;
Мы этот страшный день запомним навсегда.
Nous nous souviendrons pour toujours de ce terrible jour.
Заканчивался матч на кубок УЕФА.
Un match de Coupe UEFA se terminait.
Играли «Хаарлем» и наш «Спартак» (Москва).
Haarlem et notre Spartak jouaient (Moscou).
Не упуская шанс реальный, Швецов забил красивый мяч,
Sans laisser aucune chance, Shvetsov marqua un joli but,
И прозвучал свисток финальный — закончился предсмертный матч.
Le coup de sifflet final retentit – Le match précédant la mort se terminait.
И очень рады все мы были, ведь мы сегодня победили.
Et nous étions tous contents, nous avions gagné ce jour là.
Не знали мы ещё тогда про пакость подлого мента
Nous ne savions pas encore que la Police était perfide
Нас всех в один проход пустили,
Nous sommes tous sortis par un seul passage,
Пятнадцать тысяч — это сила,
quinze mille – c’est fort,
А там во льду ступеньки были,
Et là, sur les marches verglacées ils se trouvaient,
И поломались все перила.
Et ont cassé toutes les rampes.
Там жалобно тянули руки,
Là ils tendaient les mains en suppliant,
Там не один погиб фанат,
Pas qu’un seul fan est mort là,
И из толпы раздались звуки:
Et de la foule on entendait:
«Назад, ребята, все назад!»
« Reculez les gars, reculez tous! »
Когда толпа там расступилась,
Quand la foule s’est écartée,
Там были крики, была кровь,
Il y avait des cris, du sang,
И столько крови там пролилось;
Et tant de sang déversé là;
И кто ответит за эту кровь?
Et qui a répondu de ce sang?
Кто виноват? С кого все спросы?
Qui est responsable? A qui demander des explications?
Я отвечать уже не в силах.
Je n’ai déjà plus la force de répondre.
Менты замяли все вопросы,
Les policiers ont étouffé toutes les questions,
И лишь друзья лежат в могилах.
Et seuls les amis sont étendus dans les tombes.

Vincent Tanguy

1 Comment

  1. ALARY 28 juillet 2016 at 17 h 48 min

    Bonjour Messieurs,

    Un seul mot : « Bravo! » pour cet article tout bonnement remarquable. Quand Benoît Rouzaud, actuellement en poste à Toulouse au journal « La Dépêche du Midi » m’a parlé de ce site en termes très élogieux, j’étais loin de m’imaginer à quel point il avait vu juste! En 1982, alors que j’étais déjà passionné de football, le rideau de fer constituait encore une frontière dans ce qu’elle a de plus hermétique et je ne me souviens même pas d’une seule allusion de Thierry Rolland, lors d’une retransmission télévisée, à propos d’une sorte de préfiguration moscovite du drame du Heysel, moins de trois ans plus tard.
    Par ailleurs, si ce n’est trop vous demander, est-il possible de savoir si un article sera consacré
    au fameux match de novembre 1974 entre l’ASSE et le « Hajduk » de Split? J’ai entendu
    parler d’une corruption de certains joueurs dalmates mais vu ce que Saint-Etienne représente
    au patrimoine footballistique national, il se peut que l’on soit à la limite du « sujet tabou »…
    Mes plus cordiales salutations,
    Philippe

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