16 avril 1986. Le Steaua vient de battre Anderlecht 3-0 au terme d’un match d’anthologie. Tout un pays fête une qualification historique pour la finale de Coupe d’Europe des Clubs Champions. Dans les bureaux du Ministère de l’Intérieur, l’heure n’est cependant pas à la fête. La victoire offre un surplus de travail considérable. La qualification pose en effet un problème, et non des moindres : le passage à l’Ouest de plusieurs centaines de personnes, appelées à supporter le club bucarestois dans le Stade Sanchez Pizjuan de Séville. Des supporters pas vraiment comme les autres.

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Une sélection draconienne

Comme dans tous les pays communistes d’Europe de l’Est, partir à l’étranger, et plus encore dans un pays occidental, relève de l’impossible pour le commun des mortels, et plus encore en Roumanie au cœur des années 80, période la plus dure du régime dictatorial. Dans son délire d’indépendance politique et économique vis-à-vis de l’URSS et des pays du Pacte de Varsovie, Nicolae Ceaușescu a concentré l’essentiel de l’économie nationale sur le remboursement des dettes extérieures. Ce qui a plongé le pays et la population dans une misère sans précédent au début de la décennie. L’éclairage public ne fonctionne pas. La population meurt de froid dans les appartements sans chauffage des nouveaux blocs dans lesquels elle est entassée. Elle meurt également de faim. Privés de tout, les Roumains font la queue pendant des heures pour quelques œufs ou une ration de sucre, de farine, de pain ou de viande. Quand il y en a. Si les Ceaușescu ont isolé le pays économiquement et politiquement, ils ont aussi isolé leur population, qui n’a quasiment aucun accès à l’étranger – sauf à écouter en cachette Radio Free Europe, au risque d’en payer de sa vie. la TVR, la télévision nationale, n’est elle active que quelques heures par jour. Pour des informations à la gloire de Nicolae et Elena.

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Les interminables fils d’attente devant des magasins souvent vides. © provincianews.ro

Dans ces conditions, le seul moyen d’aller à l’étranger reste la fuite. Obtenir un passeport est une gageure. L’omnipotente Securitate est la seule à même d’offrir le précieux sésame. Elle constitue pour cela un dossier sur chaque citoyen, quel qu’il soit. Arbitres, officiels, joueurs, personne ne lui échappe. Radu II et Bölöni ont notamment connu des soucis après que la Securitate ait, à tort ou à raison, constitué un dossier défavorable. Seuls quelques privilégiés se voient accordé le droit de fouler un sol étranger. Et encore, uniquement sous la surveillance étroite de la Securitate (avec agents accompagnant et micros dissimulés, en Roumanie comme à l’étranger!), qui n’hésite pas à garder les membres de la famille en « otage. » Pourtant, au lendemain de sa victoire face à Anderlecht, le Steaua informe les autorités qu’il aura besoin de supporters le 7 mai. Près de 2 000 places lui sont allouées. Soit autant de personnes qu’il faut sélectionner en moins d’un mois. Le « recrutement » démarre immédiatement.

En temps normal, les groupes de supporters organisés, tels qu’on les connaît dans le football actuel, n’existent pas en Roumanie communiste. Le pouvoir, qui interdit toute réunion de plus de quatre personnes dans cette période d’une dureté absolue, n’en permet pas l’organisation. Des ouvriers triés sur le volet sont envoyés encourager l’équipe les soirs de match, comme on les envoie manifester leur soutien au couple Ceauşescu lors des grands rassemblements. Pour l’événement, chaque entreprise d’Etat reçoit entre 30 et 40 places. Mais le filtre mis en place par la Securitate réduit de manière drastique le chiffre réellement alloué. Pour être approuvé, un dossier doit recevoir trois signatures: celle du chef du personnel de l’entreprise (membre du parti), celle du directeur (idem) et celle du secrétaire local du parti. Les dossiers acceptés sont alors envoyés à l’omnipotente Securitate. C’est grâce à ces dossiers que le recrutement se fait. Appartenance au parti, grade, idéologie irréprochable, famille exempte de tout reproche, tout est pris en compte. Les craintes d’une défection à l’Ouest sont grandes. La moindre défaillance dans un seul des critères prive le prétendant du voyage.

De fait, les « véritables » supporters du Steaua n’ont aucune chance de faire partie du voyage. Parce qu’ils sont en grande partie mal vus des autorités du Parti comme de la Securitate. Et parce qu’il s’agit également pour la plupart d’hommes du peuple, qui n’ont pas les moyens d’effectuer le déplacement. Si l’avion est pris en charge, les participants doivent payer eux-mêmes le billet d’entrée au stade, dont le montant représente environ la moitié d’un bon salaire en Roumanie. Si les personnes faisant le voyage sont en général des sympathisants du club, cet élément financier accentue le tri et finit d’écarter ceux qui garnissent habituellement les virages de Ghencea.

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Le journaliste Horia Alexandrescu et l’acteur Alexandru Arşinel dans les rues de Séville. Drapeaux en main, Arşinel jouera les kapos dans le stade. © prosport.ro

Dans une interview accordée au journal Libertatea, un des heureux élus, Anghel Găinuşă, à l’époque major dans l’Armée, raconte : « Il était très difficile d’aller à l’étranger sous le communisme, surtout en Europe de l’Ouest. Quelqu’un est venu au commandement d’armée auquel j’appartenais pour nous dire que deux places étaient disponibles dans l’avion pour Séville pour aller voir le match entre le Steaua et Barcelone. Nous avons été environ une centaine à nous inscrire, et j’ai été désigné parmi les deux heureux élus ! Si je me souviens bien, c’est un général qui a été pris avec moi. » Au final, malgré les 2 000 places allouées au club, la Securitate n’autorise qu’un petit millier de personnes à partir en Espagne.

Un voyage très organisé

Dans ses nombreuses recherches sur cet événement, le journaliste Andrei Vochin expose les souvenirs de Mihai Chiriţă, qui a fait partie du voyage. Responsable du personnel au sein de l’entreprise Aversa, Chiriţă a participé aux vérifications des « garanties politico-morales » des candidats au voyage. Il raconte ainsi que, bien que les sélectionnés semblaient présenter toutes les garanties nécessaires, c’est-à-dire qu’ils ne risquaient pas de déserter vers l’Ouest, des instructions précises leur ont été données. « Avant de partir, ils nous ont regroupés pour nous donner les instructions, nous dire ce que nous pouvions faire et ce qui était interdit. Puis, sur la route vers l’aéroport, un directeur a été sommé de descendre du bus. Un membre de la Securitate avait probablement appelé le responsable du Parti pour l’informer qu’il risquait de rester en Espagne. » Et de fait, un des directeurs même de l’entreprise Aversa est débarqué de l’avion par des agents sécuristes à quelques minutes du décollage. Avant cela, les participants ont été divisés en différents groupes pour recevoir les derniers ordres: supporter l’équipe de manière sportive, ne pas boire d’alcool, avoir un comportement irréprochable, ne pas entrer en contact avec des étrangers et, évidemment, ne pas envisager une seule seconde de disparaître dans la nature.

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Mihai Chiriță et son groupe de privilégiés. © Andrei Vochin/gsp.ro

Pour minimiser les coûts, et surtout les risques de défection, les supporters roumains passent le minimum de temps possible en Espagne. Le départ se fait donc le matin même du match. Cinq avions décollent ainsi de Bucarest entre 7h00 et 8h30 en ce 7 mai 1986. « Lorsque nous sommes arrivés à Séville, on nous a donné l’équivalent en pesetas de cinq dollars » poursuit Mihai Chiriţă. La délégation d’hommes en costume et cravate est sérieusement encadrée et surveillée, toujours par la Securitate. « Cet argent était le seul autorisé. Quiconque était pris avec autre chose risquait la prison. Seul le fils du Premier Secrétaire du Parti avait des centaines de dollars sur lui. » Hors de question dans ces conditions d’acheter de quoi manger. « Avec nos cinq dollars, on a acheté des souvenirs, deux éventails, un briquet ou une carte postale. Pour manger, chacun s’était préparé des sandwichs, du fromage, du salami avec du pain. Pour boire, nous sommes allés dans un parc où il y avait une sorte de fontaine, et nous avons fait la queue pour boire chacun à notre tour. »

En cette journée du 7 mai, la ville de Séville se pare de rouge et de bleu. Car si les Roumains ne sont que quelques centaines, ils sont plusieurs milliers de supporters barcelonais à avoir parcouru les 1 000 km qui séparent les deux villes pour l’occasion. Et si les agents de la Securitate qui entourent chaque groupe de supporters bucarestois font en sorte qu’aucun contact direct ne soit permis, la cohabitation s’avère difficile entre fans des deux équipes. « On ne rencontrait que des autobus de supporters barcelonais à Séville, raconte Anghel Găinuşă. Quand ils voyaient que nous étions roumains, ils levaient la main en l’air, les doigts bien écartés, pour montrer qu’ils allaient nous battre 5-0. » A la plus grande surprise des Espagnols, les deux équipes sont bien à égalité au terme des prolongations, ce qui n’est pas pour améliorer les relations. « Nous avons été très bruyants, se souvient Chiriţă. Ça s’est fait spontanément. L’un de nous a pris un grand drapeau, s’est mis face à nous et a passé tout le match à chanter debout. Un véritable leader de virage ! Ca a beaucoup surpris les supporters espagnols. Ils ont commencé à nous envoyer des peaux de banane et d’orange, mais les forces de l’ordre étaient très vigilantes et intransigeantes. Nous n’étions qu’une année après le Heysel. » Par chance, le hasard situe la séance de tirs au but devant le virage où ont pris place les supporters roumains. Quelques centaines de personnes que l’on est les seuls à entendre après l’exploit de Duckadam, alors que le stade Sanchez Pizjuan s’enfonce dans un silence de cathédrale.

Avec nos cinq dollars, on a acheté des souvenirs, deux éventails, un briquet ou une carte postale. Pour manger, chacun s’était préparé des sandwichs, du fromage, du salami avec du pain. Pour boire, nous sommes allés dans un parc où il y avait une sorte de fontaine, et nous avons fait la queue pour boire chacun à notre tour.

Pour l’anecdote, un autre Roumain s’est bien fait entendre dans ce stade. Il s’agit de Nicolae Gavrilă, commandant du club sportif de l’Armée. Celui-ci entre en effet dans une colère noire quand il découvre que le programme officiel du match annonce un match entre le FC Barcelone et… le Steaua Budapest ! C’est ainsi que, après que les représentants de l’UEFA ont maintes fois présenté leurs excuses, le speaker du stade annonce toutes les dix minutes que l’adversaire du Barça est bien le Steaua Bucarest. Les organisateurs espagnols font une autre erreur. Ces derniers ont en effet prévu d’offrir une casquette à chaque joueur du Steaua, mais les font broder « Steau » sans le « a » final ! Ces casquettes n’arriveront jamais entre les mains des joueurs. Seul un collectionneur accompagnateur de l’équipe parvient à en chiper une. Après le résultat final, c’est un Gavrilă revanchard et nerveux qui déclare aux médias occidentaux : « On vous apprend tout, le football et la géographie! »

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La fameuse casquette © Capture d’écran ProSport

Un retour en fanfare… pas pour tous !

Pour les Roumains présents au stade Sanchez Pizjuan, la fête ne dure pas longtemps à Séville. Arrivés en fin de matinée, ils ne dorment pas sur place et sont ramenés en bus, au plus vite, vers l’aéroport pour rentrer à Bucarest. S’ils y arrivent peu de temps après la fin du match, l’attente reste longue pour des hommes qui n’ont rien pu avaler de la soirée et sont heureux mais morts de fatigue, de faim et de soif. Les premiers avions ne décollent que tard dans la nuit, aux alentours de deux heures du matin. Une fois à bord, les supporter sont accueillis avec whisky et champagne pour fêter la victoire des leurs. Un grand luxe quelques heures avant le retour au quotidien communiste.

Un retour qui n’est néanmoins pas une réalité pour tout le monde. Car les craintes étaient fondées. Malgré les dossiers, une sélection impitoyable, les menaces sur les familles, et un gros contingent de surveillants de la Securitate sur place, une grande surprise attend le groupe à l’aéroport. « Il manquait des personnes à l’aéroport, se souvient Mihai Chiriţă. Tous ceux qui avaient fait le déplacement étaient au match, mais certains ont décidé de rester en Espagne. Les noms des personnes manquantes à l’appel étaient appelés par la radio de l’aéroport. Il y en avait 18 ou 20. » Malgré les recommandations reçues à Bucarest avant le départ et l’encadrement sur place, quinze personnes ont réussi à demander l’asile politique avant le match. Vingt autres ont fait défection après le match. Nicolae Gavrilă l’apprend de la bouche même de l’ambassadeur de Roumanie en Espagne. La sélection et la surveillance de la Securitate n’ont donc pas suffi. Pire, il s’avère par la suite que certains surveillants eux-mêmes ont fait défection. Honte supplémentaire pour le régime, les journaux espagnols parlent de ces disparitions. Les Roumains n’en auront eux aucune information. Et pour cause, la grande victoire européenne du Steaua ne fait même pas la Une de leurs journaux! Le 8 mai 1986, le Parti Communiste Roumain fête ses 65 ans d’existence. Les premières pages des journaux ne sont qu’une longue litanie de slogans à la gloire du parti unique et de son cher dirigeant Nicolae Ceaușescu. Épilogue spécial pour une journée et des acteurs pas comme les autres.

Pierre-Julien Pera


Image à la Une : © Gazeta Sporturilor/Marin Preda

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Article 3 : Semaine Spéciale Steaua 86 : La naissance d’une équipe de légende (Partie 2)
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1 Comment

  1. Christophe 24 février 2017 at 22 h 07 min

    Magnifique et émouvante histoire!
    Merci beaucoup!

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