Nous sommes le 23 août 1994, la nuit tombe sur Aberdeen et il vient de frapper ! Bilan: 8 500 âmes en peine, venues assister à la rencontre opposant l’équipe locale au Skonto Riga FK, rentrent chez elles dans un silence de mort. Le début de l’histoire de Loha, le Fossoyeur d’Aberdeen.

Loha, le fossoyeur sans crampons

Eux qui, dix ans plus tôt, étaient sur le toit de l’Europe du football avec à leur tête un certain Alex Ferguson pas encore anobli, sont éliminés au deuxième tour préliminaire de la coupe UEFA par un modeste club letton dont personne n’a encore jamais entendu parler. Ce club, fondé trois ans auparavant, s’appelle le Futbola Klubs Skonto Riga, club aujourd’hui célèbre pour ses quatorze titres de champion national consécutifs entre 1991 et 2004, record européen en la matière. Encore abasourdi, le coach d’Aberdeen Willie Miller (au passage recordman du nombre de matchs joués avec le club) reconnu après le match “que ces inconnus lettons leur avaient bien cloué le bec”. Ambiance!

Et pourtant, tout ceci n’aurait jamais dû arriver. Pourquoi ? Tout simplement parce que la veille du match, lors de son arrivée à l’aéroport avec ses coéquipiers, Loha ne trouvait pas son sac. Il était le seul parmi la trentaine de voyageurs dont le sac était manquant. Et dans ce sac, il y avait comme un truc important, voire indispensable : ses crampons ! Et aussi étonnant que cela puisse paraître, aucun de ses coéquipiers n’avait une paire de vissés à lui prêter. Alors Loha eut une idée, il allait lui même aller demander une paire de chaussures aux adversaires d’un soir lors de l’entraînement de reconnaissance de veille de match. Pas franchement bilingue mais drôlement entreprenant, il arriva sans peine à convaincre un joueur écossais de lui prêter ses souliers usagés. L’histoire du Fossoyeur pouvait commencer…

Le Skonto Riga dans le magazine officiel d'Aberdeen | © The Dons - Match Day Magazine 23.08.1994
Le Skonto Riga dans le magazine officiel d’Aberdeen | © The Dons – Match Day Magazine 23.08.1994

On joue la 55 ème minute, alors mené 1-0 (après un résultat nul et vierge deux semaines plus tôt en territoire balte), Vadim Mikutsky décide de la jouer à l’anglaise et balance un long ballon en direction de ses attaquants afin de soulager la défense dangereusement acculée. À la réception de ce dégagement, Alexander Yeliseyev alors légèrement excentré sur la droite remise de la tête en direction d’Aleksey Semjonov qui, alors positionné à l’entrée de la surface de réparation des cages gardées par le batave Theo Snelders, décoche une puissante demi-volée qui vient se loger dans les filets du grand Aberdeen FC. Quarante minutes d’intense siège n’y feront rien, la ténacité et la combativité dont font preuves les visiteurs annihilent toutes offensives adverses. Les Lettons conservent ce score de parité et sont alors qualifiés.

Good, very good, England is a good country, we like England

Bien sûr, en 1994, une obscure époque pré-Ryanair, aucun supporter letton n’avait pu s’offrir un billet d’avion pour aller encourager son équipe à l’autre bout de l’Europe. Mais que nenni, Loha et ses coéquipiers décident de partir en ville célébrer leur succès dans les pubs, histoire aussi de goûter à ces fameuses mousses britanniques qu’on appelle les “ales”. À en croire les images diffusées le lendemain du match par les chaînes britanniques, la fête fut belle et intense. Interviewés pour l’occasion, les joueurs au complet donnent à chaud – voire très très chaud – leurs impressions sur la ville et la vie occidentale: “Good, very good, England is a good country, we like England”, raté, c’était l’Écosse!

À plus de deux mille kilomètres de là, c’est tout une génération de footeux qui se met soudainement à exister. Alors nul doute que cet exploit européen face à un adversaire de renom fera date pour le football letton et qu’il restera à jamais comme le jour où le pays s’est ouvert sur le monde extérieur. Encore aujourd’hui, les plus âgés des fans présents dans les travées du Skonto Stadion parlent de cet exploit. Mark se souvient: “C’était comme gagner la coupe d’Europe pour nous. Au match aller, malgré les cinq lats qu’il fallait payer pour assister à la rencontre (soit environ 7,50 €), le stade était plein ! C’était la première fois qu’on ressentait une telle ferveur autour du football dans notre nouveau pays.”  Et après ?

Aleksey l’Alien

S’ensuivra ensuite une élimination face au grand Napoli avec deux défaites honorables: 0-1 à domicile et 2-0 en Italie. Et le Fossoyeur dans tout cela, qu’est-il donc devenu? Il a tout simplement vécu sa carrière de joueur professionnel d’ex-Union Soviétique entre la Lettonie, la Russie et l’Estonie. Doté d’une technique de jeu au-dessus de la moyenne, à la fois rapide et trapu, il fréquenta également l’équipe nationale lettone à plusieurs reprises. Bref, le football, à Loha, c’était son enfance avec les parties de football à Purvciems, son adolescence au sein de l’académie de football Daugava, sa vie de jeune adulte responsable, sa vie de jeune père de famille. En un mot le Fossoyeur était dans son monde, il s’y sentait bien, il avait ses repères, ses amis et il maîtrisait tous ces paramètres propres à l’environnement du football sur le bout des doigts. Le plus dur pour lui fut l’après football, l’entrée dans un milieu complètement différent et dans un monde qui venait de changer, une nouvelle vie à laquelle il n’était pas préparé…

Loha s’était alors vu remettre un passeport de couleur noire avec pour nationalité la mention surprenante du mot “Alien”

Il commença tout d’abord par travailler comme docker au port de Riga, sa ville natale, et celle dans laquelle résident ses amis et sa famille. Loha s’ennuie. Il boit et les finances sont au plus mal. Il comprend alors que s’il veut offrir un avenir meilleur à sa famille, il va devoir trouver un travail à l’étranger. Cela sera l’Irlande. Cependant, pour pouvoir atteindre les terres irlandaises, Aleksey va devoir changer de passeport. D’origine russe, il reçoit en 1991, comme plus de 250 000 personnes, soit plus de 10% de la population de la Lettonie, un statut particulier de citoyen russe mais résident letton. Bref quelque chose d’impensable pour bon nombre d’entre nous. Loha s’était alors vu remettre un passeport de couleur noire avec pour nationalité la mention surprenante du mot “Alien”. Aussi étrange que cela puisse paraître, c’est pourtant vrai et de nombreuses personnes utilisent encore aujourd’hui ce passeport qui leur permet de se rendre par exemple en Russie sans avoir besoin de visa.

L’Irlande donc ! Parti seul, Loha va y enchaîner les contrats de courte durée. Loin de sa famille et sans économies il trouve le temps long et se refuse à dépenser dans le but d’envoyer de l’argent à sa femme restée au pays qui élève seule leurs deux filles. Une nuit, alors qu’il se balade seul pour oublier le temps qui passe, Loha se fait haranguer par une bande d’ados qui lui demandent une cigarette. Aleksey qui ne fume pas répond alors par la négative à la demande des jeunes. Ces derniers décident alors de molester Loha et le jettent du haut d’un canal. Il tombe la tête la première sur un rocher et son crâne fracassé laisse apparaître une plaît béante longue de cinq centimètres. Inconscient, il sera amené à l’hôpital où il sera recousu et soigné. L’histoire irlandaise s’achève ainsi pour Loha qui décida de rentrer retrouver les siens pendant sa longue période de convalescence.

La belle époque pour le Fossoyeur. Une vie de football avec son Skonto. | © skontofc.com
La belle époque pour le Fossoyeur. Une vie de football avec son Skonto | © skontofc.com

Après avoir été forcé de rester de longs mois inactifs, Aleksey trouve un travail. Il sera déménageur et “homme à tout faire” pour plusieurs entreprises lettones. Il décide également de reprendre le football et d’intégrer (entre autres) l’équipe de foot en salle appelée Rinuži, qui participe au championnat de deuxième division nationale. Bien sûr, Aleksey y brille. Le fossoyeur retrouve ses repères, il dribble, il passe, il marque, bref il évolue dans un milieu et un environnement qu’il connait par cœur. Malheureusement, le destin va encore le rattraper. Alors qu’il s’adonne à sa passion, le virtuose se fait sèchement tacler par un adversaire dépassé. Bilan : vilaine fracture tibia-péroné. Fini le foot avec les copains, fini aussi les travaux physiques, bref Loha doit de nouveau se décider à partir. Direction Londres.

Accueilli par un ami qui lui trouve un travail de plongeur, Aleksey semble trouver sa place, mais rapidement l’ennui et la boisson le reprennent. Loha enchaîne les petits boulots et peine à envoyer suffisamment d’argent à sa famille. Il décide alors de s’installer dans une forêt qui se trouve à proximité de la maison de retraite pour laquelle il travaille en tant qu’aide cuisinier et y installe, à l’abri des regards, une tente pendant près de six mois. L’économie d’un loyer lui permet de subvenir aux besoins de sa famille mais le sentiment de manque est trop grand, et il décide alors de rapatrier tout le monde en Angleterre. Les filles y poursuivent leurs études et lui se met à travailler avec sa femme dans un supermarché managé par un Polonais. Elle à la caisse et lui à l’arrière-boutique. Une nouvelle vie avec des perspectives d’avenir commence alors enfin pour Loha. Cependant, quelques mois après son arrivée, sa femme lui annonça qu’elle souhaitait divorcer. L’histoire veut qu’elle se remaria peu de temps après avec le manageur polonais pour lequel ils travaillaient…

Aujourd’hui on ne sait pas trop où Loha habite, quel est son travail et quelles sont ses occupations. Toujours est-il qu’il est bien loin le temps où le footballeur qu’il était, “Alien” venu de l’est, terrassait le grand Aberdeen FC avec des crampons mis à disposition par un adversaire. Ainsi s’achève l’histoire de ce héros oublié qui fut le premier footballeur à compter dans l’histoire du football letton. Un héros « fossoyé » par une vie à laquelle il n’était pas préparé.

Maxime Bonnet


Remerciements à Michael Chebotarev pour son aide

Photo à la une : © dailyrecord.co.uk

1 Comment

  1. VL 30 octobre 2015 at 14 h 55 min

    Rudement intéressant, et merci pour tous les articles qu’on ne trouve pas ailleurs.

    J’ai une remarque, toutefois, puisqu’il y a une petite chose qui me taraude.
    « En effet, jamais dans l’histoire de l’URSS une équipe lettone n’a participé ne serait-ce qu’une seule saison au championnat de première division nationale. »

    Je tiens à vous préciser que c’est incorrect, le Daugava Riga (qui est bien le seul letton à le réussir) ayant évolué pendant 7 ans dans l’élite des soviets. (Dernière en date : 1962)

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