Si vous êtes un jour amené à parler à des historiens du football en Pologne, tous vous parleront forcément d’Henryk Reyman comme d’un homme révolutionnant le football de Cracovie, voire de toute la Pologne. C’est donc tout naturellement que nous avions écris l’article Les différentes vies d’Henryk Reyman, le Roi de Cracovie. Il ne serait cependant pas sérieux de ne parler que du frère aîné de cette paisible famille du centre de Cracovie. Car Henryk avait deux frères. L’un d’eux, Jan Reyman, a lui aussi marqué l’histoire du club. Et même des clubs de la ville. Car oui, Jan Reyman a joué chez les rivaux du Cracovia. Sans lui, il est bien possible qu’Henryk ait marqué moins de but et ne soit pas la légende qu’il est actuellement. Laissez-nous vous conter l’histoire d’un homme ayant vécu toute sa vie dans l’ombre d’un grand frère avec lequel il ne s’est pas toujours très bien entendu.


Voir aussi : Les différentes vies d’Henryk Reyman


Une famille dédiée au Wisła Cracovie

Troisième enfant de la famille Reyman, Jan voit le jour le 21 octobre 1902. Il est le benjamin de Henryk et Stefan, déjà âgés respectivement de 5 et 4 ans. Comme ses deux frères, il grandit dans la rue Jabłonskowich et va voir ses cousins Rutkowscy jouer dans le parc Błonia. Âgé d’une dizaine d’années, Reyman III – comme il aime à se faire appeler – suit la lancée de son aîné Henryk. Il baigne ainsi dans le milieu du Wisła, va voir les entraînements et matchs de l’équipe à l’étoile blanche et approche même de certains joueurs. Il parle notamment régulièrement avec Wilhelm Cepurski, un défenseur gauche expérimenté de cette époque d’avant guerre. Des amis, de la famille et des mentors au Wisła, le jeune Jan a tout ce qu’il y a de mieux pour apprendre les premiers rudiments du football. Qui se feront sur la grande place du marché de Cracovie. La place, vide de tout marché, offre alors ses pavés aux enfants du quartier. Des pavés dont les rebonds aléatoires et accentués façonnent la technique incroyable des trois jeunes Reyman. A 12 ans, Jan est déjà doté d’un talent pur. Les comparaisons avec ses cousins ou encore son grand frère Henryk sont indéniables. Malheureusement, la Première Guerre mondiale éclate et toute la famille doit partir se réfugier hors de Cracovie.

Une fuite longue de deux ans. Deux longues années durant lesquelles Jan, déscolarisé, ne peut plus taper dans un ballon. A son retour il se concentre sur l’école et s’implique comme il peut dans les sociétés secrètes de défense patriotiques. En 1918, la guerre n’est pas encore terminée que Henryk s’efforce déjà de reconstruire le club avec d’anciens joueurs, des volontaires et même des sans-abris. Les jeunes joueurs de la ville se dirigent plutôt vers le Cracovia, club en bien meilleur état. Jan racontera plus tard que le club du Wisła était sens dessus-dessous et que Henryk et les autres se concentraient à reformer ce club en privilégiant l’expérience, mettant les jeunes de coté pour un certain temps. Souhaitant rejoindre ses deux frères et ses amis contre vents et marées, Jan se voit vite regretter son choix qui paraissait pourtant logique.

Henryk à Gauche et Jan à droite (photo: HistoriaWisły.pl)
Henryk à Gauche et Jan à droite (photo: HistoriaWisły.pl)

Quand l’inimaginable se produit

En 1921, après deux années passées dans les rangs du Wisła sans pouvoir jouer un seul match, Reyman III, âgé de 18 ans, finit par quitter son club de toujours pour rejoindre le Cracovia. Il y brille et démontre à tous ses talents dès ses premiers matchs en équipe junior. Tant et si bien qu’il est promu en équipe réserve, qui évolue en deuxième division. C’est cette équipe aux maillot rayés qui voit éclore Jan Reyman au milieu de terrain. La fin de saison donne en effet raison au choix du jeune joueur, avec le titre en Klasa B, 52 buts marqués, 16 encaissés, 9 victoires et 3 nuls en seulement 12 matchs. Les performances sont au rendez-vous pour le milieu de terrain que les pavés ont formés quelques années auparavant. Beaucoup veulent le voir évoluer en équipe première, mais on préfère plutôt faire confiance aux joueurs d’expérience. Jan doit patienter.

L’attente dure une saison. Après un premier but fin mars, Jan se voit promu avec l’équipe première face au Wawel Kraków. Un premier match satisfaisant mais quatre jours plus tard, il se voit aligné dans le derby des réserves face au Wisła. Visiblement sans rancune, Reyman III inscrit en seconde période l’un des cinq buts de son équipe, qui s’impose 5-0 face au club de sa famille, de ses amis et de ses relations. De fil en aiguille, c’est dans cette logique que Jan se retrouve titulaire la saison suivante pour tous les matchs de la première saison du Cracovia. Comble de tout, le match d’ouverture est un derby, gagné par le plus petit des scores. Quelques semaines plus tard, les deux équipes se retrouvent en Coupe de Pologne. La légende veut que la mère des frères Reyman aurait demandé « Laisse marquer ton petit frère » à Henryk, montrant le soin qu’elle portait au plus jeune de ses petits. En fin d’année, plusieurs voyages sont organisés à travers l’Europe. En Suède dans un premier temps, puis après quelques semaines et plusieurs matchs à succès en Pologne, l’équipe part en Espagne pour se mesurer au Betis Séville, au Celta Vigo mais également au Valence FC, au Real Madrid et au FC Barcelone.

L’équipe du Cracovia avant d’affronter le FC Barcelone, Jan Reyman est en bas, le second en partant de droite (photo: Wikipasy.pl)
L’équipe du Cracovia avant d’affronter le FC Barcelone, Jan Reyman est deuxième en bas à droite (photo: Wikipasy.pl)

L’année 1924 est un tournant dans la carrière de Jan, avec notamment une présence avec l’équipe nationale lors des Jeux Olympiques de Paris. A son retour, les deux premiers matchs du Cracovia sont moyens. Quelque chose semble mal fonctionner. Henryk l’a bien compris. Quelques jours avant le grand derby, il demande à Jan lors d’un dîner de famille: « Quel genre de complot vous faites avant ce match? Il parait que tu ne joueras pas? » Aussi incroyable que cela puisse paraître, Henryk, joueur du club rival, avait eu l’information. Le dimanche suivant, c’est le jour J, jour de derby. Jan se dirige vers le stade du Cracovia et entre dans le vestiaire, où un silence pesant se fait ressentir. Tout le monde est là: le président, le docteur, les joueurs .. personne ne lui parle. Jan comprend alors qu’il ne jouera pas ce match et que Henryk avait raison. Après cet épisode, le vice-président Kowalski lui-même doit venir à la maison familiale pour calmer les tensions. Mais la fracture est inévitable.  Jan est quelque peu exclu par ses partenaires et ne jouera plus aucun match officiel de la saison. Kowalski lui dit alors: « Ne reviens pas au Cracovia, ce n’est plus possible. Mais promets-moi s’il te plaît que tu n’iras pas au Wisła ! » Trop tard, le Wisła est justement le seul club qui peut correspondre aux ambitions et au niveau montré par Jan, qui rejoint ses deux frères Henryk et Stefan dans les rangs de l’Etoile blanche la saison suivante.

Ses débuts sont sous pression. Mais c’est bien connu, en Pologne la pression on ne la subit pas, on la boit. Tout comme les équipes se présentant sur le passage du Wisła Kraków. Toutes se font atomiser, que ce soit en match amical ou en match officiel. Bien que les trois frères fassent partie de l’effectif, Henryk, Stefan et Jan ne s’entendent visiblement pas bien sur le terrain. Stefan est bien en-deçà du niveau exigeant de cette Klasa A, et Jan est lui encore très impliqué dans ses études, qui provoquent son absence lors de plusieurs matchs. Ce qui explique en partie qu’il ne soit pas forcément titulaire au poste de milieu relayeur. Un autre Jan, Kolarczyk, est lui aussi très impressionnant, et le jeu du Wisła n’est pas fait pour arranger les choses. Alors que la tactique du Cracovia était de passer par l’axe, le Wisła, pour être différent, joue beaucoup plus par les ailes. Malgré tout, les années Wisła sont les plus belles pour le benjamin des frères Reyman, à l’image d’un record avec ce 15-0 infligé au TKS Toruń.

Cracovie, Reyman
89ans plus tard, le record n’est toujours pas battu (Photo: HistoriaWisly.pl)

Mais la vie n’est pas faite que de football, surtout dans les années 20, et Jan est un garçon studieux. Une fois son diplôme de chimie obtenu à l’université, il travaille deux mois en tant que chercheur avant de recevoir une offre pour travailler dans le département chimique de l’Université Polytechnique de Lwów. Après une brève hésitation, Jan se dit qu’il est temps pour lui de quitter Cracovie et le Wisła pour de nouvelles aventures. Des aventures qui, à première vue, doivent être plutôt simples étant donné le niveau de l’équipe du Pogoń Lwów qu’il rejoint. Las, ses premiers matchs sont bien en-dessous de son niveau habituel. « Reyman est jusqu’à présent incapable de répondre aux attentes, » peut-on alors lire dans les journaux. Jan est toujours irrégulier, même avec un replacement plus offensif. Après trois saisons seulement, il rentre à Cracovie.

A l’âge de 29 ans, beaucoup le pensent proche de la retraite. Son travail et ses thèses à l’Université de Poznań lui prennent de plus en plus de temps et son physique lui permet de jouer de moins en moins. Ce qui ne l’empêche pas de faire le voyage pour la tournée de son équipe en Belgique et en France. S’ils se terminent par des défaites, ces matchs contre deux sélections d’émigrés polonais (le FC Anvers et le Racing Club de Paris) et surtout contre la sélection nationale belge – devant plus de 30 000 spectateurs réunies dans le Stade du Heysel – sont du jamais vu pour tous les joueurs de l’équipe. C’est le chant du cygne. Le retour au pays mène à la fin de la carrière des frères Reyman. En 1933, huit jours à peine après l’expulsion et l’exclusion à vie d’Henryk, Jan se fait tacler très violemment lors d’un match face au Warta Poznań. Un tacle synonyme de fracture du tibia. Après de longs mois de convalescence, Jan ne revient que quelques fois sur les terrains durant l’année 1934 avant de laisser tomber sa carrière sportive en fin de saison, sans avoir d’adieux officiels.

Cracovie, Reyman
Pierre tombale des trois frères Reyman et de Maria, leur soeur (photo: HistoriaWisły.pl)

Avec l’arrêt de sa carrière, une page se tourne dans le club. Peu de gens se montrent positifs à l’égard de l’Etoile blanche et c’est dans cette atmosphère pessimiste que Jan siège au conseil d’administration du club. Un poste qu’il ne quittera plus jusqu’à la fin de sa vie. Parallèlement à ça, il est embauché comme recruteur afin de repérer les talents de demain et les futurs adversaires. Il travaille ainsi en même temps pour le Pogoń et le Wisła, les deux clubs si chers à son cœur.

Malheureusement, comme on y est habitué dans la plupart de nos articles historiques, on parle de Seconde Guerre mondiale. Lorsque les troupes allemandes débarquent en 1939, Jan est envoyé protéger l’aéroport militaire de Cracovie. Un aéroport bombardé le lendemain même. Les troupes sont forcées d’êtres déplacées vers Tarnobrzeg à pied, en étant bombardées tout les jours par les Allemands. Les unités sont décimées et Jan se cache désespérément dans les villes de Lwów, Lublin et Dębica. Mais les Allemands sont partout. Avec deux amis, il tente de revenir à Cracovie pour rejoindre les quelques résistants encore présents dans le pays. Son rôle est d’aider à cacher d’autres résistants dans les multiples cachettes de la ville, comme ses souterrains. Le mois de juin 1942 signe la fin de l’histoire. La Gestapo lance une grande campagne d’arrestation et Jan est capturé avec 200 autres résistants. Enfermé dans une cellule avec six autres hommes, il est déporté vers Aushwitz un an plus tard. Il y survit trois ans, durant lesquels il contracte la tuberculose lorsque les médecins du camp font des expérimentations pour changer son type sanguin. Mais le plus jeune des Reyman est solide. Et l’aide des nombreux sympathisants du Wisła dans le camp le soutient moralement ou dans la logistique. Jan survit également au bombardement allié en septembre 1944, avant d’être envoyé vers plusieurs camps puis d’être libéré de la prison de Heringen par les Alliés. Il passe le reste de sa vie à diriger l’entreprise de chimie Fluor avant de s’éteindre le 27 Octobre 1984, dans l’ombre de son grand frère Henryk.

Kévin Sarlat


Image à la une : audiovis.nac.gov.pl

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