Le football est affaire de territoire. On joue pour le club de sa ville, de sa région, parfois de sa communauté, de son quartier, de son pays si on est chanceux et talentueux, bref le football pose la question de la représentation. En Géorgie, cette question est plus que jamais d’actualité. Petit pays à la croisée des mondes occidentaux et orientaux, au cœur des monts du Caucase, la Géorgie doit faire face à son implacable voisin russe qui administre aujourd’hui, de fait, deux territoires historiquement géorgiens : l’Abkhazie et l’Ossétie du Sud. Le FC Tskhinvali se trouve au cœur de cette confrontation qui a fait deux guerres en vingt ans, et ce club a clairement choisi son camp en cherchant à rompre avec son héritage russo-soviétique.

L’Ossétie entre Sud et Nord, entre Empire russe et désir d’indépendance

Rapide rappel des faits historiques. L’Ossétie a tout d’abord fait partie de l’empire russe, l’actuelle Ossétie du Nord étant rattachée à l’empire de Catherine II en 1774, puis en 1801 la Géorgie, et de fait l’Ossétie du Sud encore peu peuplée d’ossètes, choisit de se fondre dans l’empire. Durant la courte période d’indépendance géorgienne issue de la révolution russe (1918-1920) de premières tensions se font déjà sentir entre les forces nationalistes sud-ossètes appuyées par les russes, et la Géorgie indépendante. Deux ans plus tard le petit territoire caucasien est divisée entre l’Ossétie du Nord rattachée à la fédération de Russie et l’Ossétie du Sud faisant partie de la République Socialiste Soviétique de Géorgie. De cet antagonisme naîtra toutefois un statut d’autonomie particulièrement élevé que ce petit territoire de 70 000 habitants conservera tout au long de la période soviétique.

Tskhinvali | © Flickr / Salvatore Freni Jr
Tskhinvali | © Flickr / Salvatore Freni Jr

Le Spartak Tskhinvali est créé en 1936 et fait ses armes dans le championnat régional géorgien, soit le quatrième échelon en URSS. Il ne parviendra jamais à atteindre les divisions supérieures du football soviétique comme son illustre compatriote du Dinamo Tbilisi (deux fois champion d’URSS, deux coupes d’URSS, vainqueur de la coupe des vainqueurs de coupe 1982), et doit se contenter de places d’honneur dans le championnat géorgien. Seul trophée du club actuellement, le Spartak remporte une coupe de Géorgie en 1987 (1-0 face au Mertskhali Ozirgeti), deux ans avant le basculement vers l’indépendance de la Géorgie.

Indépendance et fragmentation ethnique

En effet les tensions ethniques et politiques prendront une nouvelle tournure dramatique suite à l’effondrement de l’URSS et le mouvement historique vers l’indépendance de la Géorgie. Sud-Ossètes, soutenus par la Russie, et gouvernement géorgien entrent ainsi en conflit sur le degré d’autonomie à accorder à l’Ossétie du Sud, la Géorgie affirmant que les indépendantistes ne représentaient en réalité qu’une minorité de la population. Ce conflit va dégénérer en une guerre civile de deux ans entre 1990 et 1992, faisant au moins 2 000 morts et plus de 100 000 déplacés du côté Sud-Ossète. En parallèle à cette histoire mouvementée, le Spartak Tskhinvali fait sa route en deuxième division. A l’issue de la saison 2006-2007 le club remonte enfin en Umaglesi Liga, le premier niveau géorgien, en profitant du déclassement pour raisons économiques du Chikhura Sachkhere.

L’année 2007 marque la renaissance du club de la capitale ossète, sous l’impulsion d’un homme : Dimitri Sanakoyev. Ministre de la Défense puis Premier Ministre du gouvernement autonome d’Ossétie du Sud en 2001, lui qui avait combattu du côté ossète lors de la guerre civile de 1990 -1992, organise en 2006 une élection alternative à la présidentielle sud-ossète et à la nomination d’Eduard Kokoity, sécessioniste et partisan d’un rattachement avec la Russie. Sous son impulsion et suivant sa ligne politique, le Spartak Tskhinvali va alors changer son identité et devenir le représentant d’une Ossétie du Sud autonome, mais faisant pleinement partie de la Géorgie. Le Spartak Tskhinvali commence alors par modifier plusieurs fois son nom : FC Spartak, FC Spartak Tskhinvali… et s’oriente vers le choix du rouge géorgien comme couleur de plus en plus dominante dans leur maillot. Les évènements d’août 2008 ne vont faire qu’accélérer cette recherche identitaire.

Août 2008 ou l’exil annoncé

Les tensions reprennent avec la révolution des Roses de 2004 et l’arrivée au pouvoir de Mikheil Saakachvili, bien décidé à reprendre en main le contrôle des territoires sécessionnistes. Après de nouveaux affrontements en Ossétie du Sud et sous couvert de protéger ses ressortissants qui s’y trouveraient – une grande partie de la population pouvant en effet bénéficier de passeports russes – l’armée de Dmitri Medvedev envahie les territoires d’Ossétie du Sud et d’Abkhazie le 8 août 2008 et en quelques jours les contrôle entièrement. A l’issue du cessez le feu négocié le 17 août, la situation est encore plus compliquée pour les Ossètes fidèles à la Géorgie.

Les adversaires du Spartak se trouvent donc dans l’incapacité d’aller jouer de l’autre côté de la rivière Liakhvi et les joueurs interdits de déplacement en Géorgie

Suite à la déclaration d’indépendance de l’Abkhazie et de l’Ossétie du Sud, la Russie est le seul pays à reconnaître ces républiques. Sur le terrain en revanche ces territoires sont contrôlés par les forces russes et s’y implante une administration liée de facto à la Russie. L’Ossétie du Sud qui était jusque alors un territoire au statut improbable, ni géorgien, ni russe, ni ossète mais un peu tout cela à la fois, devient une extension de la Russie, qui y impose ses règles, notamment en terme de relations extérieures et contrôle ses frontières. Les Sud-Ossètes qui le veulent peuvent ainsi aller en Géorgie et revenir puisqu’ils possèdent désormais un passeport russe, mais les géorgiens qui souhaitent s’y rendre doivent eux obtenir un visa de la part des autorités russes, situation paradoxale pour une république censée être indépendante…

Les adversaires du Spartak se trouvent donc dans l’incapacité d’aller jouer de l’autre côté de la rivière Liakhvi et les joueurs interdits de déplacement en Géorgie. Commence alors une première expatriation du club, à Gori tout d’abord puis ensuite dans le magnifique Mikheil Meskhi stadium à Tbilisi qu’il partage aujourd’hui avec le Lokomotiv Tbilisi, situé à deux pas de l’ambassade de Russie. Poursuivant le travail sur son identité, le club change de logo, le puma ossète est toujours présent mais celui-ci s’étale sur un drapeau géorgien, sur fond rouge sang. Le nom Spartak, symbole de la période soviétique est retiré et le club devient définitivement le FC Tskhinvali en janvier 2015.

Le renouveau sportif et la remontée vers les premières places

Paradoxalement cette période marque la montée en puissance sportive du club qui s’installe en première division malgré deux années à l’échelon inférieur entre 2012 et 2014. Miné par des problèmes financiers suite à ce conflit depuis de nombreuses années (une promotion acquise en play-off à l’issue de la saison 2005-2006 annulée pour cette raison) le club va se refaire une santé par l’intermédiaire de Dimitri Sanakoev qui cumule alors les casquettes de président de l’administration provisoire d’Ossétie du Sud – une responsabilité accordée par le gouvernement géorgien et de président honoraire du FC Tskhinvali. Le « double président » va également apporter une contribution économique précieuse de la part de l’administration provisoire, de manière à relever le club sportivement et à l’inscrire de façon durable dans le championnat géorgien. Dans un pays qui cherche à tout prix à valoriser son image et à se rapprocher du monde occidental (en adhérant à l’OTAN par exemple ou par la suppression des visas pour se rendre en Union Européenne) le football est ainsi intégré à une stratégie diplomatique cruciale visant à se différencier de la Russie. En cela le FC Tskhinvali est un des instruments de représentation majeur d’une Ossétie du Sud géorgienne, et les résultats actuels tendent à amener le club vers un nouveau pallier et pourquoi pas sur la scène européenne.

Pour se donner les moyens de ses ambitions, le nouveau FC Tskhinvali a su s’entourer de plusieurs grands noms du football géorgien, à commencer par le directeur technique Georgi Kinkladze, 56 sélections en équipe nationale et ancienne idole de Manchester City au pied gauche magique digne d’un Gheorge Hagi.

https://www.youtube.com/watch?v=ySt1VxllM7U

L’entraineur Khaka Katcharava, ancien international et entraîneur du Dinamo Tbilisi, dispose en effet d’un groupe jeune et qui semble pour la première fois capable de jouer les premiers rôles dans le championnat géorgien, grâce notamment aux expérimentés Giorgi Ivanishvili, passé notamment par le FC Zurich, et Levan Kakubava, quatre sélections avec l’équipe première de Géorgie, passé par l’Omonia Nicosie et le Dinamo Tbilisi.

L’entraineur aux trois sélections avec le maillot frappé de la croix de Saint George peut également compter sur plusieurs jeunes joueurs plein de promesses : les milieux de terrain Lasha Kochladze 20 ans (international U21) et Mikheil Gorelishvili 22 ans (qui joue lui pour les sélections de jeunes russes bien que né en Géorgie). Il fit également venir de la réserve du Rubin Kazan lors de son arrivée en 2013 son fils Nika, également international U21, auteur de 13 buts en 15 matchs de Umaglesi Liga cette saison, une performance qui vient de lui permettre de signer lors de ce mercato hivernal rien moins qu’au FC Rostov, le deuxième de Russian Premier League.

FC Tskhinval 2
© FC Tskhinvali, avec l’autorisation d’utilisation du club

La quatrième place obtenue lors de la saison dernière, meilleur résultat depuis l’indépendance, a permis aux sud-ossètes de découvrir pour la première fois la scène européenne avec un premier tour d’Europa League. Malgré l’élimination contre les Roumains de Botosani (1-1 en Moldavie, défaite 1-3 à Tbilisi), le Spartak devenu FC a pu acquérir une première expérience précieuse des joutes européennes et offrir un peu de baume au cœur des Sud-Ossètes interdits de retour dans leur territoire. Oto Mumladze, journaliste et responsable des relations presse du club explique : « Il était très important pour nous de pouvoir disputer ce premier match européen, pour nos joueurs géorgiens et sud-ossètes mais également pour notre peuple qui endure une occupation depuis plusieurs années, pour des gens qui ne peuvent plus se rendre sur leur terre natale sans demander l’autorisation à la Russie. Si nous rencontrons un club russe lors d’un prochain match européen ? (sourire) Et bien nous le jouerons à fond si l’UEFA l’autorise tout d’abord, le plus important sera de faire honneur à ce maillot sur le terrain. Toutes les instances de la communauté internationale ont dénoncé ce qui se passait entre la Russie et la population d’Ossétie du Sud, ce n’est pas à nous de régler ce problème. En revanche nous pouvons prouver que nous sommes aussi forts qu’eux sur un terrain de foot ! »

Actuellement troisième du championnat, le FC Tskhinvali poursuit son ascension sportive loin de ses terres d’origine, fier de son identité ossète mais fidèle à la Géorgie. Une séparation qui semble malheureusement inexorable : le 20 octobre dernier Leonid Tibilov, président de l’Ossétie du Sud aux yeux de Moscou, a annoncé vouloir organiser un référendum, non pas sur l’indépendance du pays, mais sur le rattachement pur et simple à la Russie. Un air de déjà vu ?

Antoine Gautier


Image à la une : © FC Tskhinvali, avec l’autorisation d’utilisation du club