Avant, bien avant d’être l’une des rencontres de l’Euro 2016, AutricheHongrie était le nom d’un seul et unique pays. De 1867 à 1918, la double monarchie austro-hongroise occupe une place de premier plan en Europe, avec un territoire qui s’étend, pour faire simple, du Tyrol jusqu’à l’Ukraine, en passant par le nord des Balkans. Comment le football s’y est-il implanté, puis développé ? De quelle manière Autrichiens et Hongrois ont-ils relevé la tête après la chute de l’empire, en 1918 ? Plongée au cœur d’une des plus anciennes rivalités du foot mondial, entre anecdotes insolites et projets précurseurs.

Comme ce fut le cas pour bien d’autres pays européens, le football est arrivé en Autriche-Hongrie à la fin du XIXe siècle, dans les bagages d’expatriés anglais. En 1890, ce sont des jardiniers britanniques du baron Rotschild qui, équipés de leur balle en cuir, font découvrir ce sport aux employés de la célèbre banque et attisent la curiosité des Viennois.

Le First Vienna FC, doyen  autrichien grâce à une erreur administrative

Plusieurs équipes voient rapidement le jour au sein de l’empire, tels que le Sparta et le Slavia à Prague, ainsi que le MTK et Ferencváros TC à Budapest. Fondé en 1894, le First Vienna FC est le plus ancien club autrichien. Un titre honorifique qu’il doit à une négligence administrative de la part du Vienna Cricket and Football Club. Les deux structures ont déposé leurs statuts le même jour, le 22 août 1894, mais le dernier cité est officiellement né 24 heures plus tard car il a fallu rectifier son nom pour y ajouter la mention « Football ». Une péripétie qui n’a fait qu’accentuer la rivalité entre les deux formations viennoises, que l’on pourrait comparer à celle actuellement entretenue entre le Rapid et l’Austria.

Une d'un journal hongrois en 1897, annonçant un match entre le Torna et le VCFC
Une d’un journal hongrois en 1897, annonçant un match entre le Torna et le VCFC.

Le premier tournoi de football organisé en Autriche-Hongrie a lieu le 18 septembre 1898, en l’honneur de l’empereur François-Joseph. Douze équipes de six joueurs s’affrontent lors de rencontres d’une durée de vingt minutes, sur des petits terrains (60x45m). Mais John Gramlick voit plus grand. Ce plombier anglais, qui a participé à la création du Vienna Cricket and Football Club, met en place la Challenge Cup. La compétition, disputée suivant un format de rencontres à élimination directe, est ouverte à tous les clubs d’Autriche-Hongrie. En réalité, seuls ceux de Prague, Budapest et Vienne se partagent le gâteau. Disputée tous les ans, de 1897 à 1911, la Challenge Cup a notamment été remportée par le Slavia Prague en 1901. Dans les rangs des « Červenobílí » se trouvait alors un certain Edvard Beneš, futur président de la Tchécoslovaquie (1935-1948).

Des jardiniers, un plombier… et le directeur d’une agence de voyages

Sur la scène internationale, Autriche et Hongrie ne forment pas une seule et même sélection, mais prennent la décision de créer deux équipes distinctes. Ainsi, ce sont des jardiniers anglais qui ont importé le football chez les Habsbourg. C’est ensuite un plombier anglais qui est à l’origine de la première grande compétition austro-hongroise. En suivant cette logique, c’est aussi un expatrié anglais qui a permis la création, au tout début du XXe siècle, de la Fédération autrichienne de football. Directeur de la succursale viennoise de l’agence de voyages Thomas Cook, Mark Nicholson est donc l’un des pères fondateurs des « Rot-Weiss-Roten ». Il a par la suite favorisé l’essor du football dans son pays d’accueil, en y invitant régulièrement des équipes britanniques.

Du côté hongrois, la perspective d’avoir une fédération indépendante a été vue d’un très bon œil par ceux qui souhaitaient acquérir davantage d’autonomie vis-à-vis de la couronne autrichienne. Le tout premier match Autriche-Hongrie se déroule le 12 octobre 1902, et a pour issue une victoire 5-0 des locaux. Il s’agit, tout simplement, de la première rencontre internationale disputée sur le continent européen (en excluant de ce fait les îles britanniques). L’Histoire est en marche…

27. April 1913 (Wagner Trophy) Österreich - Magyarország 1:4 (0:1) Referee: John Thomas Howcroft (England) Attendance: 20.000, WAC-Platz, Wien Goal: 1:1 (62.) Studnicka A scene from this match: Front, f. l. t. r. "Jan" Studnicka, Gyula Bíró, Károly Zsák (goalkeeper), "Gundl" Grundwald. Foto: IFFHS Österreich: (Trainer: Hugo Meisl/10) Josef Kaltenbrunner (10/SK Rapid Wien) – Jakob Swatosch I (2/1. Simmeringer SC), Karl Rumbold* (1/First Vienna FC) – Franz Weber (6/First Vienna FC), Josef Brandstätter I (8/SK Rapid Wien), Dr. Karl Tekusch II (9/Wiener Associations-Footballclub) – Eduard Bauer (2/SK Rapid Wien), Franz Twaroch** (1/SC Wacker Wien), Johann Studnicka (13/Wiener Athletiksport-Club), Adolf Fischera (8/Wiener Associations-Footballclub), Leopold Grundwald (4/SK Rapid Wien) Captain: Johann Studnicka (6)

Les rivaux danubiens s’affrontent ensuite très régulièrement, au moins deux fois par an, tantôt à Vienne, tantôt à Budapest. Si l’opposition de 1902 n’avait rassemblé que 500 curieux, ils sont 24 000 à se masser en tribunes en 1914, et près de 65 000 huit ans plus tard. Le succès populaire est indéniable. Pour l’anecdote, les deux sélections subissent la plus lourde défaite de leur histoire face au même adversaire et à deux jours d’intervalle. L’Angleterre profite en effet d’une tournée en Europe centrale, en juin 1908, pour ridiculiser l’Autriche (1-11) puis la Hongrie (0-7).

Au sein de cette mosaïque multiethnique qu’est l’empire austro-hongrois, une troisième fédération tente d’émerger : la Bohème-Moravie. Celle-ci participe à quelques rencontres amicales et parvient même à intégrer la FIFA en 1907. Mais, soucieux de conserver une certaine homogénéité dans leur pays, les Autrichiens font pression sur l’instance internationale afin qu’elle revienne sur cette dernière admission. C’est chose faite en 1908, au grand dam de Prague, qui devra patienter une dizaine d’années avant d’avoir sa propre sélection nationale.

Pendant la Première Guerre mondiale, pas de trêve footballistique

L’assassinat de l’archiduc François-Ferdinand, le 28 juin 1914, l’importante mobilisation et, surtout, les quatre années de guerre qui s’ensuivent n’empêchent pas le ballon rond de continuer à tourner. Le championnat autrichien reprend au printemps 1915, malgré que de nombreux joueurs soient appelés au front. Certains clubs, comme le Rapid Vienne, n’hésitent d’ailleurs pas à négocier avec la « Landwehr » (l’armée de terre autrichienne) pour permettre le retour de leurs protégés.

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XI de départ hongrois contre l’Autriche, en 1918.

Pendant le conflit, Autrichiens et Hongrois continuent de se rencontrer, mais n’ont pour autres adversaires que la Suisse (restée neutre) et l’Allemagne. L’ultime match entre les deux équipes en tant que pays unifié se tient le 6 octobre 1918, alors que l’empire, qui s’apprête à demander l’armistice, est en pleine décrépitude. Quelques semaines plus tard, la Hongrie fait sécession et, le 10 septembre 1919, le traité de Saint-Germain-en-Laye consacre l’effondrement de la double monarchie austro-hongroise.

Très tôt, le choix du professionnalisme

Touchés par les mouvements nationalistes de l’immédiat après-guerre, Magyars et Autrichiens subissent de profonds changements sur le plan territorial. Logiquement, leur football en prend un coup, et ce d’autant plus que les pays de la Triple-Entente, Angleterre en tête, décident de les boycotter. La sélection suisse, qui avait joué contre eux pendant la Grande Guerre, est également mise à l’écart des Jeux olympiques d’Anvers (1920). Mais l’arrivée de Jules Rimet à la tête de la FIFA, puis l’entrée des deux voisins d’Europe centrale à la Société des Nations, en 1923, permettent une levée progressive des sanctions.

Fait intéressant, le football suit, de part et d’autre de la frontière austro-hongroise, une seule et même trajectoire. Alors que la grande majorité des Etats européens ont choisi de laisser le football au stade de l’amateurisme, l’Autriche et la Hongrie en font, dès le milieu des années 1920, un sport professionnel. La Tchécoslovaquie suit aussi cette voie et, n’étant pas en conformité avec les valeurs de l’olympisme, les trois pays ne peuvent pas participer au tournoi de football des JO de 1928, réservés aux sportifs amateurs.

Mitropa Cup et Coupe internationale européenne, ancêtres de la C1 et de l’Euro

Qu’à cela ne tienne, les voisins danubiens poursuivent leur étroite collaboration et vont être à l’origine des premières compétitions européennes. En 1927 naît en effet la Coupe Mitropa, tournoi réunissant les meilleurs clubs d’Europe centrale. Au départ, seuls les deux premiers des championnats d’Autriche, de Hongrie, de Tchécoslovaquie et de Yougoslavie y prennent part. Puis, au fil des ans, la Roumanie, la Suisse et même l’Italie y font participer les mieux classées de leurs équipes. Malgré la création, en 1955, de la Coupe des clubs champions européens (actuelle Ligue des Champions), la Mitropa Cup ne disparaît qu’en 1992, à cause du conflit yougoslave.

Créateur de cette première coupe d’Europe des clubs de l’histoire, l’Autrichien Hugo Meisl met également en place, toujours en 1927, la Coupe internationale européenne. Les cinq participants (Italie, Yougoslavie, Hongrie, Autriche et Suisse) s’affrontent au sein d’une poule unique, par matches aller et retour. Ferenc Puskás, Giuseppe Meazza ou encore Matthias Sindelar comptent parmi les vainqueurs de cette Coupe internationale, qui laisse place, en 1960, au Championnat d’Europe des Nations. Il n’est ainsi pas exagéré de dire que les deux compétitions organisées à partir de 1927 ont servi de base de lancement à ce que l’on appelle aujourd’hui la C1 et l’Euro.

© Domaine public
L’équipe de la Juve en 1934 pour un match de Mitropa Cup.

Au sommet pendant les années 30

Enfin, l’Autriche et la Hongrie ont toutes deux atteint un pic dans leurs résultats dans les années 1930. Du côté des « Rot-Weiss-Rotten », Hugo Meisl (encore lui) connaît une période faste à la tête de la Wunderteam, qui remporte la Coupe internationale européenne (1932), prend la quatrième place du Mondial 1934 et glane une médaille d’argent aux JO de Berlin (1936). Déçue de n’avoir pas été choisie pour accueillir la Coupe du monde en 1930, la sélection hongroise ne se rend pas en Uruguay. En 1938, les coéquipiers de Gyula Zsengellér se hissent jusqu’en finale du tournoi, où ils perdent contre l’Italie (2-4). Une performance uniquement rééditée en 1954, avec le « onze d’or » magyar de Puskás, Kocsis et consorts. En 1938, l’Anschluss met un terme brutal à l’aventure de la Wunderteam, dont les meilleurs membres sont contraints de porter le maillot allemand. En Hongrie, l’antisémitisme croissant oblige de nombreux joueurs d’obédience juive à raccrocher les crampons. C’est la fin d’une ère prospère et le début d’une autre, bien plus sombre.

En 1945, l’Europe est, une nouvelle fois, complètement chamboulée. Rapidement séparés par le rideau de fer, Guerre froide oblige, Hongrois et Autrichiens se rencontrent beaucoup moins fréquemment que par le passé – 82 de leurs 136 oppositions ont eu lieu entre 1902 et 1937. La dernière édition de la Coupe internationale européenne traîne d’ailleurs en longueur, les équipes rencontrant des difficultés pour voyager d’un pays à l’autre. Débutée en 1954, elle ne s’achève en effet que six ans plus tard, en 1960. Malgré tout, AutricheHongrie reste l’une des affiches les plus importantes du football mondial, au regard du nombre de matches disputés. Elle est uniquement devancée, dans ce classement, par Argentine – Uruguay.

Grands classiques au début du XXe siècle, les affrontements entre les deux voisins d’Europe centrale sont ensuite devenus de plus en plus rares, puisque le dernier match officiel entre ces équipes remonte à avril 1985, dans le cadre des qualifications pour le Mondial 1986. Les spectateurs présents dans les travées du Stade de Bordeaux en ce mardi 14 juin 2016 devront, néanmoins, garder à l’esprit qu’ils assistent au 137e épisode d’une rivalité vieille de 114 ans. Rivalité opposant deux protagonistes qui ont été, d’une certaine manière, de véritables précurseurs du football européen.

Raphaël Brosse


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