Si vous discutez un jour avec une Finlandaise ou un Finlandais fan de football, il y a de fortes chances qu’il ou elle vous parle de son équipe nationale masculine, les Huuhkajat (pour épater la galerie dans les dîners mondains, sachez que cela veut dire les Hiboux grands-ducs en français). Il y aura aussi de fortes chances que votre interlocuteur soit assez critique envers son équipe nationale. Il faut dire que la dernière campagne qualificative pour l’Euro 2016 fut très mauvaise malgré un groupe de qualification abordable en théorie (Grèce, Hongrie, Roumanie, Iles Féroé, Irlande du Nord) et qu’elle laisse un goût plutôt amer aux fans qui n’en sont pas à leur première déception. Loin de là.

Une terre aride pour la culture foot

Les résultats sont là et ils sont sans appel. La Finlande ne s’est jamais qualifiée pour une phase finale de Coupe du Monde ou d’Euro dans toute son histoire. Le seul résultat officiel flatteur des Huuhkajat dans un tournoi majeur est une 4e place aux Jeux Olympiques de Stockholm. En 1912. Si le supporter finlandais, la vodka l’aidant peut-être, se résout à vous ouvrir son cœur sur les raisons des échecs répétés de ses protégés, il finira sûrement par vous dire que « c’est surtout dans la tête qu’on n’y arrive pas, on a un gros blocage mental, on a peur de gagner, on a tellement raté d’occasions à travers les âges que l’on porte le poids de tous les échecs passés sur nos épaules« . Il n’aura pas complètement tort d’ailleurs, tant cette équipe nationale est capable de se liquéfier, parfois à vue d’œil, sous la pression, même si tout ne s’explique pas aussi simplement. Il faut être honnête, la génération actuelle, à quelques exceptions près, manque aussi tout simplement d’un peu de talent…

Comme tout bon supporter d’Équipe nationale qui se respecte, le fan finlandais sera surtout très critique envers « les tocards en costard de la fédé » qui ne connaissent rien au jeu et enchaînent les erreurs, tant stratégiques sur le long terme que dans le choix des sélectionneurs. Il est aussi vrai que la Finlande n’est pas un pays avec une longue et glorieuse tradition footballistique. C’est même un des rares pays d’Europe, voire le seul, où le football ne vient qu’en troisième position parmi les sports collectifs les plus pratiqués. Derrière le hockey sur glace bien sûr, mais même deuxième sport d’été derrière le pesäpallo, une sorte de baseball finlandais pratiqué exclusivement en Finlande. Vous trouvez cela assez scandaleux et vous avez bien raison. D’ailleurs, tous les footeux finlandais seront entièrement d’accord avec vous sur ce point !

Certains supporters finlandais, pragmatiques, voient en l’immigration de joueurs venus « de vraies terres de football » une chance d’avoir un jour une équipe nationale capable de rivaliser avec les nations plus huppées. Beaucoup admettent aussi que l’apport de fratries venues de l’est de l’Europe leur a déjà fait beaucoup de bien. Il y a les frères Hetemaj, Mehmet et Perparim, originaires du Kosovo, que les amateurs du Calcio connaissent sans doute. D’un autre côté, d’origines russes, les frères Eremenko (Alexei Jr. et surtout Roman) sont les figures de proue du football finlandais. N’oublions pas le petit dernier, Sergei Eremenko Jr., pas encore 17 ans mais promis lui aussi à une belle carrière.

Les Eremenko, de Novotcherkassk à Pietarsaari

Roman Eremenko sous le maillot du CSKA Moscou | © Dmitry Golubovic / soccer.ru
Roman Eremenko sous le maillot du CSKA Moscou | © Dmitry Golubovic / soccer.ru

L’aîné des trois frères, Alexei Eremenko Jr., 32 ans, est un milieu offensif très doué dans la conservation de balle et bon manieur de ballon (on observera d’ailleurs que c’est une constante dans la famille) qui compte 57 sélections en équipe nationale de Finlande et une carrière fort honorable dans l’ensemble. Sa carrière (Jaro, Tromsö, FC Metz, HJK, Lecce, Saturn, Kilmarnock et retour à Jaro) reste un peu en demi-teinte par rapport à son talent brut, tant il a trop souvent fait parler de lui dans sa jeunesse en raison de déboires extra-sportifs avec l’alcool, les voitures et les femmes. Le cadet de la famille, Roman Eremenko, 28 ans, est milieu offensif au CSKA Moscou. Il fut notamment élu meilleur joueur du championnat de Russie en 2014-2015. Il est sans conteste le plus grand joueur finlandais actuel et l’une des stars de la Première Ligue russe. La deuxième partie de cet article, à venir prochainement, lui sera d’ailleurs entièrement consacrée. Mais avant de parler de Roman en détail, revenons sur la genèse de l’histoire qui a fait de cet enfant de Moscou, un footballeur finlandais.

Notre histoire entre Russie et Finlande commence à Novotcherkassk, ville du nord-Caucase situé dans l’oblast de Rostov dans laquelle est né Alexei Sr., en 1964. Après un début de carrière dans deux clubs de la ville, le Rostselmash Rostov, l’actuel club en RPL, et le SKA Rostov, Alexei décide de rejoindre Moscou pour la suite de sa carrière et la seconde étape de notre histoire entre Finlande et Russie. L’homme originaire de Novotcherkassk s’installe à Moscou où il vivait avec ses enfants aînés (Alexei Jr. et Roman, si vous suivez bien) lorsqu’il jouait pour le grand Spartak Moscou, pour continuer ensuite en Finlande. Car, un beau jour de 1991, après une belle carrière en championnat d’URSS, couronnée par un titre de champion en 1987 avec le Spartak et une finale de la Coupe d’URSS avec le Torpedo un an plus tard, le paternel, milieu offensif créateur, s’exile avec sa femme et leurs deux jeunes bambins âgés de 4 et 8 ans en Finlande et au FF Jaro, petit club familial de la ville de Pietarsaari, bourgade paisible de 20 000 habitants sur la côte ouest de la Finlande. C’est sur cette terre finlandaise que les trois frères Eremenko vont taper leurs premiers ballons et iront tous jouer dans le club finlandais du père. C’est aussi au FF Jaro que l’histoire entre les Eremenko et la Finlande va vraiment commencer.

Le père Eremenko, amour du football et coach atypique

Alexei Eremenko Sr. | © IA
Alexei Eremenko Sr. | © IA

Alexei Eremenko Sr. donc, aujourd’hui âgé de 51 ans, est d’abord un joueur à la longévité assez légendaire. En effet, il comptabilise pas moins de 638 matchs professionnels et « semi-pro » pour 92 buts. Tout cela pendant la bagatelle de 28 saisons ! Il prit sa retraite de joueur en 2009, âgé de 45 ans, non sans avoir joué une saison en Veikkausliiga, en 2004, avec son fils Roman, (24 printemps de moins). Jamais international senior soviétique, il est par contre un Hall of Famer incontestable de la Veikkausliiga et, de l’avis de beaucoup de supporters et d’observateurs, la venue d’Alexei et de ses enfants fut une des meilleures choses qui soient arrivées au football finlandais depuis la naissance de Jari Litmanen. Désormais, Alexei Sr. est entraîneur au FF Jaro depuis 2009. En plus d’être un bon professionnel aguerri et au fort niveau d’exigence de l’école soviétique, l’homme est passionné et grand travailleur. Il a aussi de l’humour à revendre et n’a pas non plus la langue dans sa poche quand il évoque l’état du football au pays du Père Noël.

Dans une longue interview donnée au magazine finlandais urheilulehti et traduite pas nos soins, Alexei Eremenko Senior explique très rapidement que « la première chose qui [l’a] vraiment étonnée en Finlande sur un terrain de football fut cette impression que, lorsque [qu’il] recevait la balle, tout le monde [lui] tournait le dos et se mettait à partir au loin, chacun en courant dans sa direction ». Naturellement, peu habitué à ce genre de situation, l’ancien joueur du Spartak se pose des questions et se demande au début : « où est-ce donc qu’ils courent tous comme ça ?« 

Toujours dans cette interview, Alexei revient sur le niveau du championnat à son arrivée et, surtout, l’aspect technique des joueurs du championnat à l’époque. Ainsi, il explique que « les joueurs devaient faire un boulot monstre pour réussir à dribbler un adversaire« . En effet, si Alexei Sr a été formé en URSS où il a pu apprendre dès le plus jeune âge « à venir vers [son] adversaire en utilisant le poids de [son] corps, [sa] vitesse et l’énergie cinétique pour opérer des changements de rythmes« . Des rudiments que les locaux ne savaient pas forcément tous faire. Toujours dans cette analyse du jeu finlandais lors de son arrivée, Alexei explique également cette vision du jeu essentiellement portée vers la défense : « Lorsqu’on parlait d’organisation du jeu en Finlande, on ne parlait jamais d’autre chose que de la défense. » Chose à quoi Alexei se demandait « ce qu’on allait fait à la récupération de la balle » et « comment met-on, en équipe, le ballon d’abord dans la surface puis au fond des filets adverses. » En clair, le passage de la Russie à la Finlande fut un peu rude pour le père Eremenko.

Ces commentaires sont assez révélateurs du monde d’écart entre le championnat soviétique de l’époque et son équivalent en Finlande. Certains des problèmes évoqués sont récurrents et expliquent toujours certains des maux qui habitent encore le football du pays de nos jours. Alexei Sr. a aussi prononcé cette phrase assez taquine bien que diplomatique à l’égard de ses différents coachs : « Je ne dis pas du tout que je n’ai eu que des mauvais coachs en Finlande, je dis juste qu’ils ne m’ont rien appris que je ne savais déjà .« 

Très clairement, Alexei Sr. aime le football. Il aime en parler, le décrypter et partager son savoir en terre finlandaise. Il n’hésite d’ailleurs pas à continuer sa critique de la vision et de la méthode de travail des entraineurs locaux. Ainsi, lorsqu’il entend des coachs parler du « besoin d’utiliser de l’imagination offensive » et que « chaque situation d’attaque est différente« , Eremenko rétorque rapidement que « bien souvent, les situations sont en fait similaires. Si vous avez une attaque à deux contre un sur une aile par exemple, il n’y a pas beaucoup d’alternatives. » Il poursuit : « La seule question importante, c’est d’être sûr que les deux joueurs connaissent parfaitement leurs options et comment on peut jouer vite et bien. Bien sûr, les joueurs choisissent eux-mêmes en matchs, mais ce qui compte, c’est d’avoir bien répété les différents exercices à l’entrainement. C’est cette connaissance, ces routines, qui vous font faire gagner du temps sur l’adversaire. » Bref, exercices, travail et répétitions des gammes. Une approche laborieuse et méticuleuse qui a eu du mal à faire son chemin dans un pays où la culture tactique était bien peu ancrée dans les mœurs et où le côté hobby du football se voyait à tous les niveaux.

« Il n’y a pas de place pour les calculs d’épiciers avec cet homme. »

Alexei Eremenko détonne aussi sur la plupart des autres entraîneurs – et pas seulement en Finlande d’ailleurs – par son ouverture d’esprit. Alors que beaucoup d’entraîneurs se disputent entre eux et font tout pour garder secret le maximum d’informations, Eremenko, lui, est prêt à partager tout son savoir avec n’importe qui et même ses concurrents directs ! 

Bienvenue au Jakobstads Centralplan de Jakobstad, le terrain de jeu du FF Jaro d'Eremenko | © Pyhajumbo
Bienvenue au Jakobstads Centralplan de Jakobstad, le terrain de jeu du FF Jaro d’Eremenko | © Pyhajumbo

Il invite souvent les assistants managers d’autres clubs de Veikkausliiga pendant l’hiver pour discuter tactique et préparation avec eux. Gert Remmel, alors assistant coach du FC Honka (club depuis rétrogradé pour difficultés financières et aujourd’hui en troisième division) nous l’explique ainsi, en 2011 : « On avait pourtant terminé quatrième et on s’était mieux classé qu’eux la saison d’avant mais, aux yeux d’Eremenko, je n’étais pas vraiment un concurrent, j’étais avant tout un autre passionné de football. Nous avons discuté pendant quatre heures de l’effectif de Jaro, de leurs programmes d’entraînements sur toute la saison et même du plan tactique contre nous lors du dernier match ! Combien d’autres entraîneurs feraient de même ? Eremenko est guidé par son ouverture naturelle et c’est cette ouverture qui renforce sa confiance en lui. Il ne cultive ni la peur, ni le secret, ni l’ignorance. Il n’y a pas de place pour les calculs d’épiciers avec cet homme.« 

Ce n’est peut-être pas un hasard si l’école de football de Jaro est une des meilleures de Finlande malgré un tout petit bassin de population. Ce n’est peut-être pas non plus un hasard si les trois fils d’Alexei sont tous trois devenus des joueurs professionnels, qui tapent tous dans la balle de manière plus pure, plus efficace et plus riche que tous les autres footballeurs actuels en Finlande. Pour la petite histoire, après treize saisons dans l’élite nationale, le FF Jaro vient d’être relégué de Veikkausliiga à l’issue de cette saison 2015. Mais on ne chamboule pas les choses pour autant dans ce club bien tranquille : Alexei Senior reste aux commandes pour 2016. Son fils de 17 ans devrait rester au club aussi.

On peut alors penser que la fédération mettrait le paquet pour proposer au candidat idéal un poste au sein de la DTN ou à la tête d’une équipe de la sélection nationale. Et bien, pas vraiment. En tout cas, pas avant ce jeudi 3 décembre 2015. Quand on demandait à Alexei Sr. si les instances du football finlandais l’avaient déjà contacté pour venir en aide aux équipes nationales, ne serait-ce que pour en savoir plus sur cette fameuse manière de caresser le ballon, sa réponse est courte et lourde de sens : « Non. » Mais c’était avant ce jeudi 3 décembre et l’officialisation d’Alexei Eremenko Sr. au poste de sélectionneur de la Finlande U18. Comme un symbole, il prendra en charge ce nouveau poste en 2016 pour le tournoi Granatkin qui aura lieu en Russie. Un retour sur ses terres au côté de cette jeune génération de Finlandais, pays qui a su l’adopter au fil des années, le chérir, l’aduler, et le remercier. Que cela soit pour ses progénitures, de sa vision et de son apport dans le football.

Lors de votre prochain voyage en Finlande, parlez à votre interlocuteur local d’Alexei Eremenko Sr. Si une petite lueur s’allume dans ses yeux, il y a des chances que vous soyez bel et bien en compagnie d’un amateur du « beautiful game » pour ce qu’il a encore de noble et de romantique.

À suivre la deuxième partie : focus sur Roman Eremenko

Julien Puertas


Image à la une : Sergei, Alexei Sr, Alexei Jr | © Escape To Suomi / Twitter

2 Comments

  1. Lo 6 décembre 2015 at 20 h 19 min

    Très bel article (que je pourrais même qualifié d’ovni) sur cette famille que j’apprécie beaucoup.
    J’ai rencontré Losa et Aleksei Sr pendant un entrainement en 2003 quand ils jouaient ensemble au HJK…
    J’attends la suite avec impatience !

    Reply
    1. Julien Puertas 13 décembre 2015 at 15 h 36 min

      Merci du retour, cela fait toujours très plaisir de savoir qu’on écrit pas pour rien !

      La suite sera sûrement là vers le début janvier, après les fêtes.

      Amicalement,

      Julien Puertas

      Reply

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