A moins d’un an de la Coupe du Monde, nous avons décidé de nous replonger dans l’histoire du football soviétique des différentes (quatorze, hors Russie) républiques socialistes soviétiques d’Union Soviétique, avec quatorze semaines spéciales, toutes reprenant le même format. Cette semaine, nous parlons de la Biélorussie. Épisode 17 : Le sacre soviétique du Dinamo Minsk, en 1982. 

Il y a quelques semaines, le Dinamo Minsk fêtait ses 90 ans d’Histoire. Et dans cette grande Histoire, il y en a des petites. L’histoire d’Aleksandr Prokopenko, picoleur du temps jadis qui en succombera. Celle d’Eduard Malofeev, l’antithèse de Valeriy Lobanovskiy. Celle de la grande fierté du football biélorusse.

« Imaginez qu’un groupe de singes traverse un champ. De l’autre côté du champ, il y a un groupe de lions. Il pourrait y avoir de nombreuses différentes issues. Peut-être que les lions réduiraient les singes en pièces. Ou peut-être qu’un singe se dévouera pour y aller en premier afin de distraire les lions et se sacrifier pour que les autres singes puissent vivre. Aujourd’hui, en tant que singes, nous devons nous sacrifier pour la victoire. » Nous sommes le 19 novembre 1982, à Moscou. Pour inspirer ses joueurs avant le dernier match de la saison du Dinamo Minsk face au Spartak, Eduard Malofeev réussit l’un de ses fameux discours excentriques, plus lyriques que réalistes. Trois jours après avoir écrasé le Dinamo Moscou (0-7), les Biélorusses possèdent un point d’avance sur un autre Dinamo, le plus grand, celui de Kiev. L’entraîneur biélorusse sait qu’une victoire est nécessaire à son équipe pour qu’elle puisse entrer dans la légende. Ce serait le premier titre de champion d’URSS pour le Dinamo Minsk alors que seuls trois titres ont échappé à l’hégémonie russo-ukrainienne depuis la création de la compétition en 1936.

Je me blesserai peut-être, mais l’important est que l’équipe gagne.

Ironie du sort, c’est grâce au Spartak Moscou que le Dinamo Minsk se retrouve en tête à 90 minutes de la fin du championnat. Trois journées auparavant, alors que le Dinamo partageait les points avec le Pakhtator Tashkent dans la capitale biélorusse, le Spartak allait s’imposer à Kiev, offrant un point d’avance aux hommes de Malofeev. Ce point d’avance, ils le garderont jusqu’à la fin du championnat. Malgré une ouverture du score rapide des spartakistes, le Dinamo Minsk mènera jusqu’à quatre buts à un avant de finalement l’emporter sur le score « Malofeevien » de quatre buts à trois pour terminer champion d’URSS 1982. Le seul et unique titre de l’Histoire du club au temps soviétique, qui couronne une saison exceptionnelle d’une génération fantastique de footballeurs. « L’harmonie entre la jeunesse et l’expérience a permis au Dinamo de gagner en 1982, écrit Sergey Aleinikov, alors au début de sa grande carrière, dans son autobiographie. Chacun, qu’il soit débutant ou vétéran, jouait comme si c’était le dernier match de sa carrière. » Avec quelques exceptions telles que Yuriy Pudyshev, Lyudas Rumbutis ou Viktor Shishkin, on peut considérer cette équipe du Dinamo, seule équipe du pays en première division, comme une sorte de sélection nationale qui rassemblait ainsi les meilleurs joueurs biélorusses en activité.

Eduard Malofeev était un habitué des discours feutrés. L’entraîneur biélorusse prenait en compte le caractère des joueurs qu’il avait face à lui pour en tirer le maximum sur le terrain, et ses talents d’orateur faisaient alors des merveilles : « La chose la plus importante avec Malofeev était son côté psychologue, raconte Mikhail Vergeenko, gardien du club en 82 et véritable icône du Dinamo Minsk. Il nous rassemblait trois heures avant chaque match et il épiait l’équipe. Il regardait les joueurs les yeux dans les yeux. Chaque joueur, individuellement, les yeux dans les yeux. Il cherchait toujours à découvrir quelque chose, comme un docteur. Il auscultait les joueurs et savait immédiatement ce qui allait et ce qui n’allait pas. Il était quelqu’un qui savait toucher ton cœur et ton âme. Il savait parler aux gens. » D’ailleurs, sa petite métaphore animale avait fait mouche sur Vergeenko : « Je me suis dit : je suis gardien et je me blesserai peut-être, mais l’important est que l’équipe gagne. »

La une du journal sportif Fizkulturnik Belorussii : "Champions !"
La une du journal sportif Fizkulturnik Belorussii : « Champions ! » | © olx.by

Et le Dinamo Minsk a gagné. Au retour de l’équipe à la gare de l’actuelle capitale biélorusse, un rassemblement inopiné. En 1982, en URSS, ce type de manifestation n’est pas très bien vu, surtout pour un club comme le Dinamo Minsk qui était géré par le parti communiste et qui avait un lien très étroit avec la police. Pourtant, sur les quais, des milliers de Biélorusses accueillent les nouveaux héros de la nation, un orchestre jouant de la musique en fond. Mikhail Vergeenko se souvient : « Quand nous sommes rentrés de Moscou, c’était fabuleux. Il y avait des gens avec des fleurs, des baisers, de l’amour. Rien d’organisé, juste de l’amour. » « Le football était un divertissement pour les gens, souligne Andrey Zygmantovich, un des cadres de l’équipe championne. Certains d’entre eux ne vivaient pas une vie heureuse. » Eduard Malofeev ne sera pas de cette fête : « On m’a dit que c’était tellement bien que tout le monde s’en souvient encore. Pas moi ! » L’entraîneur du Dinamo est seulement rentré le jour suivant à Minsk, dans l’anonymat le plus total. Juste après le match, Malofeev devait se rendre à Kolomna, une petite ville de la région de Moscou, où son père devait se faire opérer du cœur. « D’un autre côté, affirme l’entraîneur, j’étais content d’échapper à toute cette excitation. C’est mon caractère. »

Le « football sincère » de Malofeev

Eduard Malofeev est une légende en Biélorussie. La légende. Il est l’architecte de ce succès et ce qu’il a apporté à cette équipe ne peut pas être mesuré. Mais outre son style de jeu particulier, Malofeev est un personnage, une vraie personnalité qui ne fait rien comme les autres. Très croyant, il se lève tous les jours le matin en remerciant Dieu d’être en vie. Puis il saute de joie pour célébrer ça. « Malofeev est Malofeev. Il n’y a personne en Biélorussie qui a son énergie et son optimisme » déclare à son sujet Gennadiy Abramovich, son ancien coéquipier puis adjoint. Outre ses discours métaphoriques hors du commun, il citait régulièrement, avant ou après les matchs, des vers voire des poèmes entiers à ses joueurs en remplaçant certains mots par d’autres du jargon footballistique, et il adaptait son choix de poème au contexte du match. La communication était à la base de sa méthode, et ses proches justifient par un mauvais traducteur son échec lors de sa seule expérience hors d’URSS, à Heart of Midlothian en 2006 (quatre matches avant d’être remercié !).

Mais contrairement à cette mauvaise expérience écossaise, tout ce que tentait Malofeev durant cette saison 1982 était une réussite. Lors d’un match face au Pakhtator Tashkent, en Ouzbékistan, Vergeenko raconte l’anecdote : « Il faisait plus de quarante degrés à l’ombre. Le match était à 18 heures mais à midi, l’entraîneur nous a dit ‘OK, on va s’entraîner’. On n’en croyait pas nos yeux. Même dans l’hôtel, il faisait trente-cinq degrés sans climatisation. On tentait tout pour échapper à la chaleur et là, Malofeev nous dit qu’on va s’entraîner à midi. ‘Vous allez voir’, il nous a dit, ‘vous allez transpirer pendant trente minutes mais ensuite, ça ira’. Les employés du stade étaient choqués. Ils étaient assis à l’ombre en train de boire de l’eau, et voilà que Malofeev amène son équipe pour s’entraîner. Mais le soir, on savait qu’on pouvait faire avec la chaleur et on a gagné 3-0 alors que le Pakhtator possédait une bonne équipe à l’époque. »

Avant de devenir entraîneur à succès, Eduard Malofeev avait réalisé une carrière professionnelle très honnête en tant que joueur. Attaquant, il adorait naturellement marquer des buts et il l’a fait à de nombreuses reprises pour le Dinamo Minsk pendant neuf ans, jusqu’en 1972. Un peu moins pour l’équipe nationale d’URSS avec laquelle il aura tout de même joué 40 matchs dont deux Olympiades, en 64 et 68. Une blessure au genou l’empêchera de continuer à fouler les pelouses entre les lignes blanches, mais pas à s’asseoir sur le banc à l’extérieur de celles-ci. Après avoir fait ses classes chez les jeunes du Dinamo et en tant qu’assistant, il prit les rênes du Dinamo Brest pendant un an avant de revenir à Minsk, en 1978, pour entraîner l’équipe première. Sa première saison est excellente puisque le Dinamo Minsk est promu en Première Ligue Soviétique, et le club se maintient tranquillement en terminant sixième à la deuxième. Tout ça en jouant un « football sincère ».

Mais qu’est-ce que le « football sincère » ? « C’était du football honnête, explique Gennadiy Abramovich. Il n’y avait pas de tentative de blesser les adversaires, pas de collision, pas de contestation. Les joueurs tapaient juste dans la balle. On ne payait pas les arbitres à l’extérieur du stade. Du football pur, offensif. Le football du cœur, pas de la tête. » Une petite pique pour le voisin, le Dynamo Kiev de Valeriy Lobanovskiy. Une opposition de style entre les deux équipes et une rivalité idéologique entre les deux entraîneurs, qui durera toute la saison et plus encore. « Le duel entre Minsk et Kiev était un duel entre deux esprits, explique Vergeenko. Lobanovskiy était un mathématicien alors que Malofeev était un romantique. Ce qu’il voulait le plus de ses joueurs, c’était qu’ils s’expriment sur le terrain. Il nous disait que si on donnait notre maximum, les supporters nous aduleraient. » Les supporters, l’élément déterminant de la vision du football de Malofeev : « Sans les supporters, dit-il, le football serait mort. L’objectif, il faut le rappeler, est de donner du plaisir aux gens. »

Si le palmarès de l’entraîneur légendaire du Dynamo Kiev montre les résultats de sa méthode, celle de Malofeev était certainement la plus agréable à regarder. Son équipe terminera cette année-là meilleure attaque avec 63 buts en 34 matchs, avec un meilleur buteur à 13 buts, preuve d’un équilibre certain et d’une participation totale de chaque joueur dans les phases offensives. Face à la robotisation de Lobanovskiy, le 4-4-2 de Malofeev laissait une liberté incroyable à ses joueurs : « Le plus important était que Malofeev dirigeait cette équipe, poursuit Aleinikov. Le seul et unique. C’était sa victoire, le triomphe de ses idées et de sa compréhension du football. » Là où Lobanovskiy ne le faisait pas, Malofeev laissait place au génie individuel. Comme un symbole, une talonnade absolument géniale d’Aleksandr Prokopenko permettra au Dinamo Minsk de glaner un point très important face au Dinamo Kiev, un but partout, lors de la 29e journée. L’épitomé de la saison du Dinamo Minsk 1982.

Aleksandr Prokopenko, génial et picoleur

Les joueurs vainqueurs du titre en 1982 continuent d’influencer grandement le football biélorusse actuel. Outre le fait de rendre fier les Biélorusses en ayant réalisé le plus grand exploit du football national, certains anciens joueurs ont aujourd’hui des rôles importants dans les directions des clubs voire de la fédération. Mikhail Vergeenko, l’ancien gardien, est aujourd’hui le directeur technique national biélorusse. Georgi Kondratiev, l’un des deux attaquants titulaires en 82, a été remercié, il y a peu, de son poste de sélectionneur national alors qu’Andrey Zygmantovich, milieu de terrain, a effectué l’intérim qui a suivi le licenciement de son ex-coéquipier. Sergey Gotsmanov est lui chauffeur de bus dans le Minnesota, aux États-Unis. Sergey Borovskiy vient d’être limogé de son poste d’entraîneur du Dinamo Minsk alors que Yuriy Pudyshev travaille au BATE. En 2010, alors entraîneur adjoint du Dinamo Brest, Pudyshev est devenu le plus vieux joueur à jouer un match de championnat biélorusse à l’âge de 56 ans. Entré en jeu à la 90e minute, il a pris le brassard de capitaine et a ensuite été élu meilleur joueur du match. Tout ce petit monde se réunit régulièrement, notamment pour jouer des matchs amicaux comme récemment face à une équipe du Zenit de 1984.

Un monument érigé il y a 2 ans, à Bobruïsk, pour ce qui aurait dû être le soixantième anniversaire d'Aleksandr Prokopenko.
Un monument érigé il y a 2 ans, à Bobruïsk, pour ce qui aurait dû être le soixantième anniversaire d’Aleksandr Prokopenko | © wikipedia.ru

Mais tout le monde n’est pas là. Yuri Kurnenin, Viktor Yanushkevich, Pyotr Vasilevskiy et Aleksandr Prokopenko sont décédés. Ce dernier embrassait la philosophie de jeu d’Eduard Malofeev, qui dit de lui qu’il « est un de ces talents que la Terre ne donne qu’une fois par siècle ». Le petit numéro 6 était le joueur qui faisait le lien entre tous les autres, le meneur de jeu qui permettait au système de se mettre en place et de si bien fonctionner. Footballeur instinctif s’il en était, Prokopenko n’aurait jamais pu mettre les pieds dans une équipe de Lobanovskiy, la faute à son inventivité, à sa capacité à improviser grâce à son talent exceptionnel. Sa talonnade face au Dynamo Kiev est souvent considéré comme le but qui définit la saison 1982 du Dinamo et qui illustre le mieux ce qu’était le joueur mais également l’équipe du Dinamo cette année-là. La légende ukrainienne, lui, ne voulait pas en entendre parler : « Quand quelqu’un lui parlait du ‘football sincère’, raconte Abramovich, Lobanovskiy se tapait la main contre son front et disait : ‘Dans ma vie, j’ai vu beaucoup de choses mais jamais du football sincère’. »

S’il était le favori des supporters, c’était aussi parce qu’il buvait avec eux. Une obsession pour l’alcool qui le rendait encore plus populaire lorsqu’il se rendait au bar.

« Prokop », comme le surnommait ses coéquipiers, c’est une de ses histoires qu’on ne trouve que dans un football qui n’existe plus. Il était le joueur préféré des supporters car il était un des leurs. Un simple travailleur venu de Bobruïsk, qui, lui, avait des aptitudes pour le football largement au-dessus de la moyenne. Très habile techniquement et intelligent sur le terrain, Prokopenko possédait une endurance hors du commun qui lui permettait de courir pendant 90 minutes sans s’arrêter, faisant de lui un joueur capital du milieu de terrain : « Les gens dans les tribunes savaient qu’il donnerait tout pendant 90 minutes, écrit Vasily Sarychev dans un livre qui célèbre les grands sportifs biélorusses. Il y avait plus de chances qu’il meurt sur le terrain plutôt qu’il arrête de courir par fatigue ou fainéantise. » Et tout ça malgré les nombreuses bouteilles d’alcool qu’il liquidait chaque semaine. Car s’il était le favori des supporters, c’était aussi parce qu’il buvait avec eux. Une obsession pour l’alcool qui le rendait encore plus populaire lorsqu’il se rendait au bar. Une bouteille à la main, Prokopenko était un autre homme, pas le tout timide personnage qui a toujours refusé de donner une interview aux médias à cause de ses troubles d’élocution qu’il ne pouvait vaincre.

Son alcoolisme aura eu raison de lui. Après le départ de Malofeev et la baisse de forme de son club, Prokopenko plongea de plus belle dans la bouteille et fut viré du club pour ces raisons. Malgré quelques piges par-ci par-là en URSS après avoir quitté le Dinamo Minsk, Prokopenko n’aura, entre deux passages en clinique pour soigner ses problèmes d’alcool, jamais pu retrouver son niveau d’antan. Même le Dinamo Minsk refusera de le reprendre dans son effectif, avançant l’argument très communiste que « Prokop » devait regagner le droit de jouer dans le plus grand club de la république. Il décédera d’une intoxication alimentaire en 1989, à 35 ans. A un âge synonyme de fin de carrière pour beaucoup de joueurs, il sera synonyme pour Aleksandr Prokopenko de fin de vie, comme si le génial milieu de terrain de poche n’avait rien pu faire d’autre que de jouer au football : « Quand le besoin du football s’en est allé, le désir mourut en lui, le désir qu’il était né pour combler, écrit Sarychev. Il fut suivi par l’odeur de la pelouse, par la joie que ses buts ont apportée et par des bouteilles vides. » Aujourd’hui, la mémoire de Prokopenko est saluée par le stade de Bobruïsk, tout récemment renommé en son honneur.

« Une fois, Pelé est venu en visite à Minsk. Mais dans la capitale biélorusse, personne ne le reconnaissait. Le Brésilien était habitué à l’attention générale et il ne comprenait pas. Un jour, il s’est baladé en ville, et il ne faisait aucun effet. Il est rentré dans une brasserie et s’est assis en silence à une table avec une tasse. Puis un homme s’est assis à côté de lui. Pelé ne put se retenir : ’Quand même ! Vous ne me reconnaissez pas ?’ – ‘Et tu es qui, mec ?’, s’étonne l’homme. ‘Le roi du football’, répond Pelé. L’homme me regarde brièvement puis dit à Pelé : ‘Prokop ! Tu as bien bronzé !’ » – Eduard Malofeev.

https://www.youtube.com/watch?v=8HVNCUW8sg4

Le but génial de Prokopenko face au Dynamo Kiev

Quentin Guéguen


Photo à la une : L’équipe 1982 du Dinamo Minsk | © sputnik.by

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