Personne ne connaît vraiment Rostov, la sensation de la Ligue des Champions 2016-2017 qui, en battant le Bayern Munich, s’est assurée d’une participation en Europa League au détriment du plus prestigieux PSV Eindhoven. À la veille de la confrontation contre Manchester United, c’est l’occasion de se pencher sur une ville peu connue pour son football. Un football qui est pourtant très populaire à Rostov, avec aussi ses spécificités. Partons pour un tour footballistique sur les rives du Don.

Rostov, ville de football

Le sud de la Russie est une terre propice au football, probablement en raison du meilleur climat que dans le reste du pays. Krasnodar, Rostov, Grozny et même les petits clubs alentour se distinguent avec de belles affluences malgré le peu de succès historique. À Rostov, le football n’a par exemple jamais connu de grands succès hormis une coupe d’URSS gagnée en 1981 et une coupe de Russie en 2014. Ce qui ne l’empêche pas d’être populaire comme nous le confirme Nikolay, résident de Rostov et fan du FK Rostov : « Le football est sans contestation le sport numéro un dans la ville. Même en 2014-2015, quand on finit 14e sur 16, nous avions une des meilleures affluences de la ligue. Après la seconde place gagnée et la qualification en Champions League, la ville est devenue encore plus fanatique ! » Les chiffres le montrent : avec 81% de remplissage de son stade Olymp-2 la saison dernière, Rostov avait la moyenne la plus élevée de Russie. Bien sûr, le vétuste stade ne possède qu’une capacité de 15840 places mais la moyenne de 12936 spectateurs en faisait tout de même la quatrième meilleure affluence du pays devant le CSKA Moscou ou le Dinamo Moscou, par exemple.

Pourtant, cette saison, les chiffres sont nettement moins bons. Nikolay nous explique pourquoi : « Notre affluence est en train de chuter, parce que la direction a augmenté fortement le prix des billets. Cela a affecté les gens et les a effrayés. Le salaire médian des habitants d’ici est de 15000 roubles. Les employés dans les commerces gagnent entre 14 et 16000 roubles, les enseignants 12000, comme les chauffeurs de bus. Louer un appartement à Rostov coûte 9000 roubles par mois. Alors, payer une place de stade à 2000 roubles… C’est beaucoup d’argent pour la majorité des habitants. Et puis notre stade est trop petit. Nous avons aussi beaucoup de supporters venant de Moscou, Voronezh, Stavropol, Volgograd, Kazan, Novorossiysk. La demande est forte par rapport à la capacité du stade donc les prix augmentent et finalement moins de personnes vont au stade… Et bien sûr, les spéculateurs. Ils prennent des packs de tickets du club et les vendent 2 à 3 fois plus cher. »

rostov, prix
Prix des tickets contre Manchester United

Le bilan de ces deux années de bons résultats se fait quand même ressentir positivement : « Rostov a bien entendu gagné de nombreux fans. 70.000 personnes suivaient le Twitter officiel du club au printemps 2015. Aujourd’hui, le nombre a grimpé à 270.000. Et toute la ville supporte le club ! On en parle absolument partout. Même les commentateurs de Moscou dissent aujourd’hui que l’on est la première ville du pays en terme de ferveur pour le football ! » Avec le succès sportif de la saison dernière, la ville s’est prise au jeu et a rassemblé les résidents de la cité et des alentours. « Le Don Paisible » est devenu le Don agité.

Mais cette agitation autour du club n’est pas si nouvelle. Elle a même pris la forme d’une tempête en 2003, lorsque le vent de l’Histoire se mit à souffler sur le football à Rostov sous l’impulsion d’Ivan Savvidis, homme habitué à souffler le chaud et le froid. Le célèbre homme d’affaires russe d’origine grecque, aidé par le gouvernement de l’Oblast, commençait alors à mettre en œuvre une reconstruction à grande échelle de l’ensemble du football à Rostov. Avec pour tâche principale d’unir les deux clubs de la ville qui se détestent – SKA et Rostselmash– et ceux de la région. Selon Savvidis, l’Oblast de Rostov était « tout simplement incapable de contenir plusieurs équipes professionnelles, divisant le nombre, déjà faible, de fans ».

savvidis, rostov
Savvidis, homme peu populaire

Pour clarifier les choses, revenons sur la distinction entre le Rostselmash et le SKA Rostov. D’ailleurs,  d’où sort donc ce nom un peu barbare de « Rostselmash » ? Du modèle productiviste communiste bien évidemment. Rostselmash  étant le nom de la plus grosse usine de machinerie agricole de l’URSS et plus grosse usine tout court de Rostov, employant alors 30.000 personnes. Populaire chez les travailleurs de l’usine, le Rostselmash n’a pas vu plus loin, oscillant entre le deuxième et le troisième échelon national. Cependant, depuis la chute de l’URSS, le club joue en première division.

Le SKA Rostov (Sportivny Klub Army), lui, est fondé en 1937 sous l’égide du District militaire du Caucase. En bref, une des nombreuses sociétés sportives sous l’égide de l’Armée, à l’image du CSKA Moscou. Avec une histoire plus brillante que son rival : une deuxième place du championnat soviétique en 1966 derrière le Dynamo Kiev et une coupe d’URSS gagnée en 1981. La rivalité entre les deux ne se matérialise que très peu en match (11 fois sous la période soviétique et trois fois depuis la Russie) mais la haine reste féroce comme nous l’atteste Nikolay : « Nos deux plus grands ennemis sont le CSKA Moscou et le SKA Rostov. Et c’est réciproque, les mecs du SKA viennent souvent lors de nos matchs dans le parcage visiteur pour supporter nos adversaires ! »


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Rostov ou Rostselmash ?

Revenons-en à notre pontique Ivan Savvidis et à son grand projet de développement d’une nouvelle infrastructure comprenant aussi un projet d’académie, combinant le SKA Rostov et Rostselmash. Le but avoué de la fusion, consistant à monter une équipe compétitive en deuxième division et à fédérer toute la région derrière un seul et même club, a rencontré la farouche opposition des fans de Rostselmash et du SKA qui ne voulaient surtout pas voir la rivalité de la ville devenir une amitié pour la gloire d’un homme d’affaires. Un homme basé à Rostov qui est pourtant l’un des plus riches du pays, allié de Vladimir Poutine et membre du Parlement russe.

Pour réaliser ses ambitions de réunification et d’ouverture au monde, Savvidis décida de rebaptiser Rostselmash en «Rostov» et de redessiner le logo, remplaçant par la même occasion 50 ans d’histoire, de victoires glorieuses et de défaites crève-cœurs. La première année sous ce nouveau nom peut être appelée un succès puisque le club a atteint la finale de la Coupe de Russie, en perdant contre le Spartak. L’influent homme politique a rapidement redonné vie au club moribond en finançant aussi l’académie et la rénovation du stade.

La finale de 2003 n’aura toutefois pas de suite. Savvidis acquit plus tard le SKA, le faisant monter en FNL. Mais en 2008, l’homme d’affaires mal aimé se mit à l’écart du football professionnel à Rostov, sans faire aboutir son projet d’unifier les deux clubs en guerre. Il s’en alla, direction le PAOK Salonique où il acheta avant de le virer le directeur sportif de Chelsea, Frank Arnesen, et le Bulgare Dimitar Berbatov après avoir épongé toutes les dettes du club et dépensé 80 millions d’euros d’argent personnel. Son héritage à Rostov demeura toutefois conséquent : les fans mal-aimés du FC « Rostov » continuèrent à jouer en Premier League, jouant même parfois très bien.

Stadium Olimp-2 Rostov
Le stade Olimp-2 de Rostov – © JukoFF | Wikipedia

Malgré les succès sportifs, les fans continuent de rejeter le nouveau nom de l’équipe. Rostselmash, en vigueur de 1958 à 2003, n’était pas seulement le nom de l’équipe de l’usine, mais celui d’une société de sport. Le club de handball féminin du même nom a été fondé en 1965 et a gagné un titre de champion d’URSS, de coupe d’Europe et le championnat de Russie. Il subira la même purge savvidienne puisqu’en 2002, sans consultation avec les fans, le club fut renommé « Rostov-Don ». On comprend dès lors mieux ce sentiment d’identité bafouée. Et cela a une conséquence sur les produits dérivés puisque ces supporters n’achètent pas les maillots ou écharpes officiels du club. Le son de cloche est le même du côté du SKA Rostov, dont les supporters préfèrent avoir leur propre histoire et leur propre tradition malgré les souffrances sportives. Ils sont un millier de supporters à se rendre à chaque match à domicile au stade, espérant des jours meilleurs. Les fans des clubs amateurs de la région de l’Oblast de Rostov, comme le FC MITOS Novocherkassk ou le FK Taganrog, ont aussi annoncé ne pas vouloir que leurs clubs rejoignent le projet de grande fusion – comme il fut annoncé un temps.

En 2014, devant la grogne persistante, le club s’est partiellement conformé aux exigences des fans en abandonnant le logo créé par Savvidis pour revenir vers un original modernisé. Mais cela n’est pas suffisant pour des fans qui continuent leurs efforts pour reprendre leur nom de Rostselmash. Cependant, une réunion avec le ministre des Sports de la région, Yuri Balakhnin, a refroidi les ardeurs : « L’équipe portait ce nom « Rostselmash » quand elle représentait l’usine. Maintenant, l’usine n’a plus de lien envers le club alors pourquoi y revenir ? De plus, regardez les noms de nos autres clubs de sport. Nous avons le club de basket-ball, « Rostov-Don SFU », de handball « Rostov-Don ». Le changement de nom pour le club de football reste une question en discussion, et nous sommes prêts à communiquer avec les fans sur ce sujet. Mais, à mon avis, il serait préférable d’unir les clubs de notre région sous son nom – « Rostov » – une sorte de sport dans la société. Cette pratique existe en Europe ».

Ces déclarations n’ont pas spécialement convaincu les ultras qui se sont fendus du communiqué suivant : « On nous annonce que Rostselmash était une équipe d’usine, que ce nom n’a plus aucune raison d’être inclus puisque l’usine n’est plus directement liée au club. Nous savons que l’usine n’a plus aucun rapport avec le club de football ni de handball. Mais alors, imaginez la réaction des fans de Moscou si on leur annonçait que le Spartak, le Dynamo, le Lokomotiv, le CSKA et le Torpedo allaient être réunis dans un seul club de sport nommé « Moscou » ?! Et il y a plein d’autres exemples. Dans le contexte de la transformation idéologique massive et persistante menée par le président et les puissants de l’administration régionale, la masse est rapidement prête à accepter que le club ne soit plus « Rostselmash », et soit aujourd’hui FC « Rostov ». Et demain, le FC « Masha-Natasha » ? »

rostov, Rostselmash
© http://fk-rostselmash.ru

Alors « Rostov » ou « Rostselmash »? Cette question revient en boucle sur les rives du Don depuis  14 ans, soit exactement depuis le moment où le club a été renommé. Les plus jeunes comme Nikolay, eux, n’en font pas une affaire d’État :  « Chaque fan respecte l’ancien nom du club. Je respecte beaucoup Rostselmash mais j’aime bien le nom actuel de Rostov. J’ai commencé à supporter le club en 2005 quand ce nom était déjà d’actualité. Je suis plutôt en faveur de garder ce nom ». Dans un proche avenir, il est de toute façon peu probable d’attendre un retour à l’ancien nom, notamment au vu des résultats sportifs.

Et parce que Savvidis, malgré son retrait en 2008, est resté dans les parages. Le financement du FK Rostov a d’ailleurs tout de la caricature russe. Au casting, un gouvernement régional à qui appartiennent un club endetté et un richissime homme d’affaires qui, via son groupe AGROKOM, a renfloué plus d’une fois un club menacé de banqueroute. Nikolay a son avis tranché sur la question : « Savvidis est un homme stupide. Je ne peux rien dire de positif sur lui. Il est toujours dans le conflit, que ce soit avec les joueurs, le staff, les supporters. Personne ne l’aime. D’ailleurs son entreprise a de nouveau cessé de sponsoriser le club ». Jusqu’à la prochaine occasion.


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2017 sur les rives du Don, pays de steppe balayée par le vent, de marais, de roseaux, où vivent de rudes hommes fiers de leur identité. Pour certains, Rostselmash était comme un premier amour, qu’ils ont perdu à jamais et dont la venue du Bayern Munich et de Manchester United n’y changera rien. Pour d’autres, Rostov sera toujours ce club dont ils aiment parler à longueur de journée, autour de ces innombrables conversations au coin des rues. Ou dans les nombreux restaurants tenus par les locaux tels que L’oreille et l’ours, L’oie et le plat à four ou Papa rassasié. C’est cette diversité qui en fait sa richesse, et un bastion indispensable de la culture du football en Russie. Parce que c’est Rostov, la capitale du Sud de la Russie, le fameux « Papa-Rostov » !

Damien F.


Image à la une : © http://fk-rostselmash.ru

2 Comments

  1. Anonyme 9 mars 2017 at 11 h 55 min

    Super article sur ce club historique et passionné! Mais je pense son succès actuel repose sur un seul homme : Berdyev. Jai peur que lorsqu’il partira Rostov reviendra à sa place naturelle.

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    1. Anonyme 14 mai 2017 at 20 h 30 min

      Bravo et toute mon admiration pour ce site fantastique. Le foot comme on aime que l’on en parle : son histoire, sa sociologie, les passions qu’il suscite… Remarquable.

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