De ses débuts éclairs au milieu des années 1930 à sa dernière édition en 1991, le championnat d’URSS a vu défiler un nombre incalculable de joueurs légendaires et de clubs au nom improbable. Si certaines de ses figures mythiques ont sombré peu à peu, comme le Rotor Volgograd ou le Dynamo Leningrad, d’autres se sont installées durablement en tête de leur championnat national respectif. Las, pour beaucoup d’équipes, une élimination en tour préliminaire de Ligue des champions chaque année fin juillet ne remplacera jamais les joutes épiques du championnat des soviets. Pourtant, bien avant que le Dynamo Tbilissi, le Spartak Moscou, le Žalgiris Vilnius et toute la bande ne s’écharpent dans des déplacements de plusieurs milliers de kilomètres, la compétition a commencé de manière bien timide au printemps 1936.

La préhistoire du championnat des soviets

Le 22 mai 1936 à Leningrad, le Lokomotiv Moscou affronte le Dynamo local dans le match d’ouverture de la première journée. Les Léningradois remportent le premier match de l’histoire du championnat 3 buts à 1, tandis que l’attaquant du Lokomotiv Viktor Lavrov devient le premier buteur de la compétition. C’est une petite révolution pour le football soviétique qui vient d’avoir lieu : désormais, les représentants des principales associations sportives s’affronteront tous les ans. Auparavant, une compétition entre les sélections de ville avait lieu de manière assez irrégulière. La sélection de Moscou a ainsi remporté quatre des six tournois organisés entre 1923 et 1935. L’Union soviétique ne faisait en cela que copier l’éphémère championnat de l’Empire russe, dont seule l’édition de 1912 a donné un vainqueur : la sélection de Saint-Pétersbourg.

Le défaut d’un tel système est évident : six tournois en douze ans, cela donne peu d’occasions aux meilleurs joueurs de s’affronter entre eux. De fait, ce sont les championnats à l’intérieur même des villes qui retiennent le plus l’attention du public, où chaque usine, chaque association sportive, envoie ses représentants. A l’occasion, des matchs amicaux sont organisés contre les équipes de Saint-Pétersbourg, d’Ukraine et du Caucase. Malgré l’absence de l’Union soviétique dans les rangs de la FIFA, on organise même des rencontres internationales entre clubs. C’est d’ailleurs l’une d’entre elles qui va pousser à la création du championnat soviétique.

Les pros du Racing Club en 1936.
Les pros du Racing Club en 1936 | © wikipedia

Le 1er janvier 1936, la sélection de Moscou, constituée de joueurs des associations Dynamo et Spartak, affronte le Racing Club Paris au Parc des Princes, devant une foule de plus de 60 000 personnes. Tout sépare le futur champion de France des amateurs soviétiques. Le club français prend part chaque année à un championnat professionnel et rencontre régulièrement les plus grandes équipes de l’époque, comme Arsenal ou Ferencváros. Quant aux joueurs du Spartak et du Dynamo, ils ne jouent qu’entre eux ou contre des équipes étrangères de second ordre. Il est particulièrement difficile pour eux de sortir de l’URSS : le Politburo veille au grain. Tactiquement, les Français ont aussi un temps d’avance : ils jouent en WM, avec cinq attaquants disposés en « W », deux milieux centraux et trois défenseurs (le « M »). La sélection de Moscou, elle, se contente d’une classique pyramide inversée (2-3-5), avec cinq attaquants sur la même ligne.

Malgré les difficultés éprouvées par les Soviétiques pour organiser le marquage individuel contre cette formation inédite, la rencontre s’achève sur le score honorable de 2 buts à 1 en faveur des Parisiens. C’est néanmoins ce match qui va permettre aux dirigeants du Spartak et du Dynamo de prendre conscience de l’écart qui commence à se creuser entre les meilleures équipes d’Europe de l’Ouest et eux-mêmes. Dès son retour, Nikolaï Starostine, le directeur de la section football du Spartak, élabore un projet de championnat pour toute l’Union soviétique, vite repris par Alexandre Kossariov, dirigeant des Komsomols, et Vassili Mantsev, haut-responsable du sport et de l’éducation physique.

Des débuts modestes

Cinq mois plus tard, après de nombreux changements de formule, le championnat de football d’Union soviétique est né. Il consacre le rôle central des associations sportives au détriment des sélections de ville. Trois divisions de sept/huit clubs sont créées dans un premier temps : groupes A, B et V (selon l’ordre alphabétique russe). Les retardataires sont inclus dans un groupe G dès le mois de juin. Seules quatre Républiques socialistes soviétiques sur onze participent : la Russie, l’Ukraine, la Géorgie et l’Azerbaïdjan. La première division ne compte que des clubs ukrainiens et russes :

URSS Ch

 

L’association « Dynamo » du NKVD (Commissariat du peuple aux affaires intérieures) occupe trois places à elle seule, ce qui donne une petite idée de l’importance prise par l’organisation au moment des purges staliniennes. D’autant plus qu’elle compte encore six équipes dans les divisions « B » et « V ». Le CDKA quant à lui est affilié à l’armée, le Lokomotiv au Commissariat du peuple aux transports (NKPS), le Spartak aux komsomols et Krasnaïa Zaria à l’usine de téléphones du même nom.

Montée dans la précipitation, la formule du championnat est assez étrange. Chaque équipe joue une fois contre tous ses adversaires et le terrain où aura lieu la rencontre est tiré au sort. La répartition des points est inhabituelle : 3 points pour une victoire, 2 pour un match nul, 1 pour une défaite et 0 pour un forfait. Le dernier à l’issue du championnat est censé jouer un match de barrage contre le premier du groupe « B ».

 

Légendes du Spartak, les frères Starostine (Nikolay en haut à gauche et en portrait à droite)
Légendes du Spartak, les frères Starostine (Nikolay en haut à gauche et en portrait à droite) |© sports.ru

Côté tactique, certaines équipes ont commencé à innover. Finis les cinq attaquants en ligne, place au WM, formation inventée par le coach d’Arsenal Herbert Chapman. Ce sont des entraîneurs étrangers qui viennent porter la bonne parole : le Tchèque Antonín Fivébr et surtout le Franco-Hongrois Jules Limbeck, ancien joueur des prestigieux Ferencváros et Austria Vienne, mais aussi entraîneur de l’Olympique lyonnais et du Racing Club dans les années 1930. Sous leur impulsion, de nombreuses équipes s’essayent aux innovations d’alors, dont le « WM ». Malgré les débuts de cette formation jugée défensive par ses contemporains, le premier championnat soviétique s’achèvera sur une moyenne honorable de 4,05 buts par matchs (à comparer aux 2,55 buts par match du championnat de Russie 2013/2014). Mais trêve de chiffres, place au jeu !

Le football soviétique est un sport qui se joue à 11 contre 11… et à la fin, c’est toujours le Dynamo qui gagne

Le premier match inter-dynamos de l’histoire du championnat se joue à Kiev devant une foule de 40 000 personnes. Les Moscovites sont considérés comme les favoris du championnat et la plupart de leurs joueurs fait également le bonheur de la sélection. Leur supériorité s’affirme peu de temps après le coup d’envoi : les Kiéviens cèdent dans le premier quart d’heure, sur un doublé de Vassili Pavlov. L’affaire est entendue dès la fin de la première période, grâce à un troisième but de Vassili Smirnov. Menés par leur capitaine emblématique, l’ailier gauche Sergueï Iline, les dynamovtsy ont tout d’une machine de guerre. Leur jeu de combinaisons en attaque est particulièrement vif, inspiré du hockey, que presque tous les joueurs pratiquent. Le Dynamo Kiev encaisse encore deux buts, avant de réduire le score à dix minutes du coup de sifflet final par Nikolaï Makhinia.

Tout comme le Dynamo, le Spartak est l’une des équipes phares de la période, avec de très bons résultats en championnat de Moscou. Le match qui les oppose au club de l’Armée rouge lors de la première journée semble déséquilibré : un an plus tôt, ils ont corrigé le CDKA 8 à 0. Mais en mai 1936, la machine s’enraye et c’est le CDKA qui sort vainqueur d’un derby qui ne prendra tout son sens qu’après la chute de l’URSS. Le championnat commence mal pour les anciens de l’usine de conserves.

Pour les amoureux du Foot en folie, la première édition du championnat soviétique a tout pour plaire. Un seul exemple : lors de Lokomotiv Moscou – Dynamo Kiev, le gardien ukrainien se blesse à la tête. Le second gardien étant resté au lit pour cause de maladie, c’est un attaquant, Pavel Komarov, qui prend place dans les buts. Pour éviter à leur camarade de prendre le bouillon, les Kiéviens vont s’efforcer de garder la balle dans la partie de terrain adverse, avec une certaine réussite, puisque qu’ils marquent les deux buts de la victoire dans cet intervalle. Il est vrai que l’activité de leur défenseur Constantin Fomine, surnommé le « briseur d’os », avait de quoi décourager les attaquants les plus pugnaces.

Mikhaïl Boutoussov (Dynamo Leningrad), le fair-play incarné
Mikhaïl Boutoussov (Dynamo Leningrad), le fair-play incarné | © sports.ru

Malheureusement, on n’a pas conservé beaucoup de traces du premier derby de Leningrad entre la Krasnaïa Zaria et le Dynamo, qui s’est achevé sur une défaite 1-0 des tchékistes. Les deux clubs ne manquent pourtant pas de figures intéressantes, à l’image de l’attaquant du Dynamo Mikhaïl Boutoussov. Lui aussi joueur de hockey à ses heures perdues, il s’est distingué par son fair-play à de nombreuses reprises. Cette même année 1936, lors du match entre les sélections de Leningrad et de Kiev, il se voit attribuer un pénalty à tort. Il se dirige alors vers l’arbitre pour lui signaler son erreur. En vain : l’homme en blanc refuse de revenir sur sa décision (à l’époque, les arbitres jouaient en blanc et non en noir). Boutoussov place donc le ballon sur le point de pénalty et… tire largement à côté, exprès !

Une générosité qui n’empêchera pas son club de finir bon dernier, à égalité de point avec les voisins de la Krasnaïa Zaria. Le règlement ne prévoyant aucun moyen de départager deux équipes ayant fini à égalité à la dernière place, le match de barrage contre le premier de division « B », le Dynamo Tbilissi, est annulé. Les Géorgiens se retrouvent donc automatiquement en division « A », sans que personne ne descende en « B », première ligne d’une longue liste de bizarreries qui marqueront le championnat soviétique.

Naissance d’une rivalité historique

Le titre, lui, se joue à deux journées de la fin dans le derby entre le Dynamo Moscou et le Spartak Moscou. Le premier acte de l’affrontement a lieu quelques jours plus tôt sur la Place rouge, en présence de Staline. Une parade est organisée à la gloire du sport soviétique, à laquelle participent les différentes associations sportives. Le Dynamo ouvre le bal avec un défilé impressionnant de toutes ses sections. Le Spartak lui succède et produit une forte impression sur le public en faisant jouer un match de foot scénarisé devant les pontes du Parti. Staline apprécie, le Dynamo et le NKVD beaucoup moins.

Le « retour » se joue le 11 juillet au stade Dynamo, devant plus de 60 000 personnes. Cette fois, ce sont les bleus et blancs qui sortent vainqueurs, à l’issue d’un match particulièrement brutal. Le capitaine du Spartak Alexandre Starostine et son frère Andreï sont évacués sur civière au cours du match. Le seul et unique but est inscrit par Vassili Pavlov, qui trompe le gardien du Spartak Ivan Ryjov d’une frappe en pleine lucarne. Le Dynamo ira ensuite remporter ses deux dernières rencontres, ce qui en fait la seule équipe de l’histoire du championnat soviétique à avoir gagné tous ses matchs sur une saison complète.

Le Dynamo champion !
Le Dynamo champion ! | © sports.ru

Ce titre, c’est aussi la naissance d’une rivalité majeure entre le Dynamo Moscou et le Spartak Moscou. L’année 1936 signe le premier acte d’un affrontement autant sportif que politique qui connaîtra de multiples rebondissements. Le Spartak prendra sa revanche dès le championnat d’automne, mais en attendant, place à la Coupe !

URSS Cl

Meilleur buteur : Mikhaïl Semischasny (Dynamo Moscou, 6 buts)
Champion du groupe « B » : Dynamo Tbilissi
Champion du groupe « V » : Dynamo Rostov sur le Don
Champion du groupe « G » : Kharkovsky Traktorny Zavod (Usine de tracteurs de Kharkov)

Les sources

Malheureusement, il existe très peu de sources françaises sur les premier temps du championnat soviétique. Les anglophones liront avec intérêt les ouvrages de Jonathan Wilson « Inverting the Pyramid » et surtout « Behind the Curtain », qui éclairent sur l’évolution tactique et les liens entre football et politique à l’Est, tout en abordant le championnat soviétique au détour de quelques chapitres. Les russophones, logiquement, sont particulièrement gâtés. Hormis les nombreux ouvrages parus sur l’histoire des clubs soviétiques, il faut absolument citer la série d’articles écrite par Alekseï Vartanian pour le journal Sport Express : Letopis sovetskogo futbola (Chronique du football soviétique). De nombreuses anecdotes présentes dans cet article sont reprises de son récit méticuleux des événements footballistiques de 1936. L’autobiographie du père du Spartak Nikolaï Starostine, Futbol skvoz gody (Le football à travers les ans), mérite également le détour.

Bonus : vidéo du match sur la Place rouge :


Спартак на Красной площади

 

Adrien Morvan


Photo à la une : Football sur la Place rouge : Spartak A contre Spartak B le 6 juillet 1936 | © oldmos.ru

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